2 – Grenoble reçoit la visite de Maître Isorni .

La nébuleuse grenobloise ultra-réactionnaire boucle un cycle en organisant le 12 février 1965 une conférence de Maître Jacques Isorni , avocat du maréchal Pétain et fondateur de l’ADMP. A l’origine de cette visite, on trouve en effet « M. Dugoujon , responsable [de l’ADMP] pour le département du Rhône, assisté de M. Damien Jean 1829 et Multrier Maurice » , évidemment. Les enquêteurs de la sûreté grenobloise précisent par ailleurs que « l’Association Ceux de Verdun invite également ses adhérents à participer à cette conférence 1830  » , ce qui achève de dissiper les éventuels doutes que l’on aurait pu nourrir à son encontre, depuis qu’elle a exclu Multrier, confirmant qu’elle est bien, quoiqu’elle en dise, la vitrine grenobloise « officieuse » de l’ADMP. D’ailleurs, leur « secrétaire-général, M. Bellet Octave » ainsi que des « membres des anciens de Verdun » sont repérés dans l’assistance par les Renseignements Généraux. Des militaires sont là aussi : « […] le président [de la Saint-Cyrienne] le général Pichot-Duclos , d’anciens officiers en civil […] ». Pour compléter le panel, « à l’entrée de la salle, les étudiants nationalistes vendaient “Aspect de la France”, “Europe Action”, “Esprit Public” » , avant d’organiser une « […] collecte […] pour aider les internés politiques 1831  » .

Oscillant entre nostalgie et militantisme politique, ceux qui se retrouvent ce vendredi à 21 heures, Taverne des Trois Dauphins, sont en tout cas peu nombreux : ‘ « 300 personnes environ » pour les RG, le préfet, dans sa lettre du 13 février au ministre de l’Intérieur, parlant lui de « 450 personnes environ ’ ‘ 1832 ’ ‘  » ’. Cette faiblesse des effectifs – malgré le rappel du ban et de l’arrière-ban des militants d’extrême-droite, depuis les septuagénaires de Verdun jusqu’aux jeunes gens maurrassiens – rejoint ce qu’Henry Rousso disait du peu de réussite de l’ADMP à l’échelle nationale 1833 . D’ailleurs, il faut que ce soit le responsable lyonnais qui se déplace, ce qui tendrait à prouver qu’il n’y avait pas à l’époque de structure spécifiquement grenobloise de l’ADMP ; à peine quelques sympathisants potentiels…

La conférence était d’ailleurs privée, et ne pouvaient y assister que ceux qui étaient « invités par carton spécial 1834  », ce qui confirme que la mémoire « Pétainiste » est une mémoire du repliement. Les défenseurs du maréchal préfèrent se cantonner d’eux-mêmes dans une attitude mémorielle intimiste et privée, c’est-à-dire en fait marginale. La mémoire « collabo » échoue en tout cas volontairement à se faire entendre publiquement. Est-ce par crainte d’éventuelles réactions de la Résistance que l’ADMP choisit ainsi la discrétion ? Il est vrai que le jour même, Résistance Unie a fait paraître un encart dans Le Progrès et Le Dauphiné Libéré. Sobre et digne, il est ainsi rédigé.

‘« La Résistance Unie de l’Isère, groupant 33 mouvements ou associations de Résistants a été fortement émue en apprenant qu’une réunion ayant pour but la réhabilitation de Pétain, doit avoir lieu à Grenoble, vendredi 12 février, dans la soirée ; se souvenant du mal que Pétain a causé à la France de 1940 à 1944 et de la part qui lui revient dans les deuils et les souffrances des combattants de tous genres, déplore que certains Français soient si rapidement oublieux des malheurs de leurs concitoyens ; font toutes les réserves en ce qui concerne les conséquences de la colère des amis résistants 1835 . » ’

Préférant finalement traiter par le mépris la piètre reviviscence pétainiste, la Résistance s’abstient de toute manifestation, jugeant sûrement que celle-ci aurait pu passer pour une provocation ( ‘ « […] aucun attroupement près du lieu de la conférence comme on pourrait le craindre » ’ avertissent les RG 1836 ).

Le thème général que se proposait de traiter Isorni était la « Réhabilitation du Maréchal ». Dans un petit exposé, ‘ « Maître Isorni parla de l’affaire Pétain ’ ‘ , son action modératrice, sa détention à Sigmaringen ’ ‘ , son procès et son internement à l’Ile d’Yeu ’ ‘ . Maître Isorni se considère comme l’exécuteur testamentaire du Maréchal Pétain et c’est à ce titre qu’il demande deux choses : la révision du procès et la translation des cendres de Pont-Joinville ’ ‘ [sic] au cimetière national de Douaumont ’ ‘ […] ». Puis, après que « quelques questions » lui ont été posées, il signe ‘ « quelques livres et dédicace des photos du Maréchal Pétain ’ ‘ 1837 ’ ‘  ». ’ Prêchant des convaincus, le discours d’Isorni, axé autour des deux obsessions de la révision et de la translation (cette dernière équivalant à la réhabilitation de Pétain, par la substitution de Verdun à Vichy comme lieu de référence posthume de son action), illustre cette hypothèse déjà notée que la mémoire « pétainiste » est double. Ne parvenant pas à sortir du cercle restreint des « aficionados », elle est mémoire du ressentiment ; elle est aussi une mémoire du « ressassement » recroquevillée dans une posture essentiellement défensive.

C’est pourquoi, à notre sens, on peut parler d’un véritable échec de la mémoire « collabo/pétainiste » à se faire entendre à Grenoble, tant ses actions sont ponctuelles et n’atteignent qu’un nombre très restreint de personnes.

Notes
1829.

Dont le rapport n° 126 du 8 décembre 1965 des RG nous apprend qu’il est « libraire à Grenoble, 10, rue Montorge, connu pour ses sentiments d’extrême-droite » ; ADI, 4332 W 52.

1830.

ADI, ibidem.

1831.

ADI, ibid.

1832.

ADI, ibid. Le préfet adresse un double de cette lettre au ministre de l’Information.

1833.

Le syndrome…, op. cit., p. 59-60.

1834.

Qu’ils se procurèrent auprès du libraire Damien. Le caractère privé de la réunion conduit ainsi les RG à écrire, le 8 février 1965 : « Aucun incident n’est à craindre, la réunion étant strictement privée […]  » ; ADI, ibidem.

1835.

ADI, ibid.

1836.

ADI, ibid.

1837.

ADI, ibid.