II – Confusions de mémoires.

A – Défendre l’Algérie Française au nom de la Résistance ?

Quelque part à la frontière de l’inefficace nébuleuse mémorielle « collabo » que nous avons tenté d’approcher, se situe un autre ensemble, à vrai dire lui aussi assez flou, mais dont on ne peut certes pas penser qu’il appartient au cercle de la mémoire « noire » de la guerre, même s’il recoupe le précédent en deux points. Son option politique fondamentale situe en effet ses animateurs à droite (et peut-être à l’extrême-droite) et les événements d’Algérie est le principal facteur qui vertèbre ses prises de position mémorielles. Cependant, les termes de l’équation sont ici renversés par rapport notamment à ceux que Multrier et ses amis tentent de lier en une démonstration fallacieuse. Ce n’est pas l’Algérie qui permet de remonter en amont et de proposer une relecture à vocation « révisionniste » de l’engagement de certains devant la Seconde Guerre Mondiale, mais au contraire la fidélité au choix de la Résistance qui motive une prise de position en faveur de « l’Algérie Française ». Là où Ceux de Verdun et l’extrême-droite grenobloise profitaient de la faille que l’affaire algérienne avait ménagé entre l’ancien chef de la Résistance et une partie de l’opinion publique, pour tenter de faire valoir de manière rétroactive leur vision de Vichy, d’autres, se réclamant tout au contraire de la Résistance pour réclamer que la France reste en Algérie, se retrouvent sur les mêmes positions politiques. C’est en cela que l’on peut parler, nous semble-t-il, de confusions de mémoires, les réseaux de références classiques et habituellement affrontés l’un à l’autre, se brouillant ici nettement. Cependant, l’interférence est relativement limitée et surtout elle fait la part belle à l’activisme de certains résistants politiquement très marqués. Le plus bel exemple en est fourni en 1956. Dans la deuxième moitié du mois de mars, les Grenoblois ont en effet l’occasion de lire le tract suivant 1838 .

Le texte est éloquent, qui choisit de faire du destin de la famille de Reyniès le condensé de l’histoire de France du deuxième XXème siècle. Trois fois funeste – le « chef de la Résistance », également chef de famille, d’abord « abattu par l’occupant allemand » ; puis le gendre « lieutenant de la Boulaye », tombé en Indochine ; enfin le « fils aîné », tué en Algérie – il est censé résumer un autre destin, national celui-là 1839 . Il traduit surtout, en creux, mais à peine, une conception de la Résistance tout entière fondée sur « Patriotisme 1840  » et le sens du devoir d’engagement des militaires de métier, des Saint-Cyriens de carrière dont les noms à particule cités plus haut résonnent comme un marqueur social. Ne cherchant surtout pas à distinguer ce qu’il y a pourtant de radicalement différent entre ces trois conflits, le tract établit volontairement une correspondance qui va jusqu’à l’analogie entre ces séquences historiques. Cette fois-ci, le « Terrorisme » (quel mot tiroir et ambivalent tout de même, quand on pense à l’usage qu’en faisait Vichy !) est celui des combattants de l’Armée de libération algérienne. Le « fanatisme » qu’on dénonce est celui qui caractérisait les combattants Viêt-cong d’Hô-Chi-Minh. Encore une fois, on retrouve cette tactique caractéristique de l’amalgame linguistique, qui vise tout bonnement à transposer son « pouvoir égalisateur » dans le registre historique et politique. S’adressant à « Grenoble la Patriote », mieux, à « Grenoble la Résistante », les rédacteurs du texte veulent se servir de la forte notoriété historique de la figure du grand résistant que fut Albert Séguin de Reyniès. Au sens premier du mot, ils cherchent à extrapoler à partir de son parcours. Considèrant que son destin personnel peut leur servir d’arme politique, ils l’instrumentalisent sans vergogne à des fins partisanes. Les précautions rédactionnelles qui agrémentent ça et là le texte sont d’ailleurs réduites au minimum ( ‘ « en dehors de toutes questions politiques », « […] venir dans l’ordre, la dignité et le recueillement » ’). Sous des prétextes apparemment honorables, la manifestation-célébration, initialement prévue pour le 22 mars, est reportée au 8 mai ( ‘ « […] l’idée paraît être de ne pas porter la responsabilité d’une “polémique de rue”, en plaçant l’affaire sur le plan d’une cérémonie officielle [ce qui est] difficilement attaquable par le P.C.F. et les organisations d’extrême gauche ’ ‘ 1841 ’ ‘  » ’). L’intention est en fait à la fois d’éviter une provocation trop voyante, mais aussi de capter une part de la légitimité résistante que conférait le choix d’une telle date. Là aussi, la volontaire confusion mémorielle est évidente de la part des animateurs du projet, qui connaissent la vertu des dates-symboles.

C’est Maître Saul qui est la cheville ouvrière de ce détournement. Sa personnalité est révélatrice. Premier adjoint au maire de Grenoble, il est adhérent au Centre des Indépendants et Paysans de l’Isère , c’est-à-dire de ce petit parti dont on sait qu’il permet à une « droite modérée [...] de retrouver une réelle légitimité et une relative quiétude [effective] une fois enclenché à l’échelle nationale le processus d’oubli pour lequel elle œuvre sans relâche ’ ‘ 1842 ’ ‘  ».

A la suite de « contacts » entre des étudiants qui avaient manifesté des velléités de manifestations, mais qui avaient finalement échoué à les rendre viables, Saul devient le véritable pilote du projet 1843  : ‘ « A partir de cet instant, il a pu être considéré que Me Saul prenait en charge de représenter l’expression “de droite” et, en fait, il s’est employé à cristalliser autour de lui tout ce qui, à Grenoble, pouvait participer à la tendance favorable au maintien de la présence française en Afrique-du-Nord » ’. S’il choisit le 8 mai, c’est conscient que ‘ « ce report permettra de faire du 8 mai, date d’une fête nationale, une date commémorative pour différents événements dont l’anniversaire des Combats du Mont-Froid ’ ‘ (5 avril) soutenus par les Chasseurs alpins en majorité originaires de la région grenobloise et issus des “maquis” dauphinois du Vercors ’ ‘ , du Grésivaudan ’ ‘ , de l’Oisans ’ ‘ , etc. » ’ On sait en effet qu’en 1956, les Chasseurs Alpins locaux sont alors en train de mettre en œuvre la « pacification » en Algérie 1844 , ce qui augure de futures autres confusions de mémoire. Saul tente d’ailleurs de rallier tous azimuts, essuyant au passage beaucoup de refus : ‘ « il a également pris quelques contacts avec les organisations d’anciens combattants et avec les Pouvoirs Publics, notamment avec M. le docteur Martin ’ ‘ , Maire de Grenoble, qui a réservé sa position officielle en lui donnant une suite d’opposition personnelle ’ ‘ 1845 ’ ‘  » ’, mais parvenant sûrement à rallier quelques nationalistes de-ci de-là : ‘ « Des contacts “personnels” ont été pris entre Me Saul et le Comité provisoire de l’Isère des “Républicains Sociaux”. Ces derniers n’ont encore pris aucune décision. »

On est donc bien au cœur d’une entreprise d’ordre essentiellement politique. Elle choisit sciemment, sous les auspices de l’animateur local du CNIP, d’user de la mémoire de la Résistance comme d’un moyen d’atteindre ses buts politiques, à savoir militer en faveur de l’Algérie Française. Mais là encore, malgré les efforts déployés, le résultat est assez modeste. Le rituel du 8 mai ne fut guère troublé en 1956. Surtout, Saul échoue à mobiliser l’ensemble de la mémoire résistante. Cette dernière, par l’entremise des associations qui la représentent, se situe très majoritairement (cf. supra ) dans le camp opposé. La coupure n’est donc plus entre « mémoire résistante » et « mémoire collabo », mais bien entre engagement politique à « gauche » ou à « droite ». Faisant de « l’affaire algérienne » un enjeu politique majeur au nom de la mémoire de la Résistance, Saul ne parvient en fait qu’à amorcer un glissement vers la droite de la composante militaire de la mémoire résistante. Brouillant plus ou moins consciemment la césure simple et habituelle (Mémoire « collabo »/Mémoire résistante), sa stratégie n’est guère efficace puisque les revendications qu’il formule à propos de l’Algérie ne mobilisent guère. Contribuant en retour à briser un peu plus l’image d’une mémoire unie de la Résistance – ce qui n’était peut-être pas son but premier – il perd ainsi sur les deux tableaux.

Notes
1838.

ADI, 2696 W 60, « Armistice 8 mai. Fête nationale 14 juillet. 1945-60 », pochette 1, « Armistice 8 mai » ; note de renseignement des Renseignements Généraux n° 213 du 16 mars 1956.

1839.

Voir en annexe n° XXXIX l’oeuvre de promotion mémorielle menée au profit d’Albert de Séguin de Reyniès par la hiérérchie militaire.

1840.

Quatre fois, la « Patrie » ou le « Patriotisme » sont invoqués (et convoqués) par les rédacteurs du texte.

1841.

ADI, 2696 W 60.

1842.

Henry Rousso, art. cité, p. 565-566. Lire également, la contribution déjà citée de Jean-Luc Pinol, et notamment les pages 355-372.

1843.

ADI, 2696 W 60, « Armistice 8 mai. Fête nationale 14 juillet. 1945-60 », pochette 1, « Armistice 8 mai » ; note de renseignement des Renseignements Généraux n° 213 du 16 mars 1956, comme toutes les citations qui suivent.

1844.

Voir le film de Bertrand Tavernier, La guerre sans nom, tourné à Grenoble et dans sa région, qui fournit une grande partie du contingent des appelés français se battant dans les Aurès.

1845.

« M. Fayolle , conseiller municipal S.F.I.O. à Grenoble, mis au courant du projet de manifestation par Me Saul et prié de donner la position de son parti vient de faire savoir [que] le Secrétaire national de la S.F.I.O. étant à la tête du Gouvernement, la fédération de l’Isère s’abstiendra de participer à toute manifestation pouvant se retourner contre le parti » précise le rapport des RG.