1 – Les communistes grenoblois ou la pertinence mémorielle.

La mémoire communiste grenobloise est doublement plus dense que sa concurrente gaulliste 1864 .

D’abord parce qu’elle s’inscrit dans une histoire qui elle n’est pas vierge (contrairement à celle des Gaullistes, quoiqu’il en soit bornée à l’horizon de 1940, quoiqu’il en soit inédite) et dont la mémoire longue a d’ailleurs contribué à nourrir l’action des communistes pendant le conflit. La mémoire communiste de la guerre possède elle-même une préhistoire. La philosophie finaliste de l’histoire propre à l’idéologie communiste, mais aussi l’histoire des communistes, orientent forcément leur mémoire de la Deuxième Guerre mondiale vers le temps long. C’est pour cela qu’elle est complexe et qu’elle fonctionne en réseau, des origines de 1789 à la matrice de 1944, via cent cinquante ans d’une exceptionnelle saga. Cette familiarité qu’elle entretient avec l’Histoire (le grand H est obligatoire) l’autorise en outre à s’accommoder de ses exigences au point de pouvoir destructurer la chronologie, de multiplier à sa convenance les allers retours dans le temps et les comparaisons parfois osées. D’où l’exceptionnelle clarté de la mémoire communiste, lisible et compréhensible par tous. Mieux, cette mémoire téléologiste signifie simplicité pour qui en prend connaissance de l’extérieur, par l’intermédiaire de la presse par exemple. La force d’adhésion au communisme s’explique d’abord par l’administration quotidiennement recommencée de cette fabuleuse leçon d’histoire. Puisque tout était écrit d’avance…

Qualifiés entre tous pour parler de l’Histoire et d’histoire, les communistes savent donc y faire. Leur propagande est un art minutieux qu’ils chargent de la mission d’autogérer leur légende. Ils travaillent leur matériau avec puissance et précision, en profondeur, et rendent sciemment très lourde leur mémoire de ces quatre années d’exception, ne se contentant pas de l’ancrer dans la longue chaîne du matérialisme historique.

C’est là qu’intervient un deuxième niveau de densité. Pressés de l’intégrer à leur patiente démonstration historique, les communistes comprennent qu’objectivement ce nouvel épisode est quand même à part. Il mérite qu’ils y consacrent toute leur énergie et leur science de l’instrumentalisation. L’entreprise de mythification se déploie ainsi tous azimuts, ne laisse rien au hasard ou de côté. Des « soixante-quinze mille fusillés » au sacrifice du « grand frère soviétique », en passant par Châteaubriant, le Vercors et l’Indochine, une légende historique contemporaine se bâtit autour de ces deux axes que sont l’auto-imputation et l’auto-interprétation, qui ne peut connaître de véritable concurrence. Signalons d’ailleurs ici qu’il serait anachronique de penser que la mémoire communiste, à multiplier les preuves de sa qualité, est en surcharge et risque la surchauffe. Les communistes en font beaucoup, c’est vrai, mais n’en font pas trop. C’est de nos jours qu’un tel déchaînement paraîtrait pesant. A l’époque, la puissance n’est pas l’ennemi de la subtilité : alliées, ces deux qualités sont au contraire gage d’efficacité 1865 . Si jamais en vingt ans la mémoire communiste grenobloise de la guerre et de la Résistance ne risque la congestion, c’est qu’elle ne confond pas tradition et crispation et qu’elle sait s’adapter aux enjeux du temps.

Notes
1864.

« Il faut comparer les mystiques entre elles et les politiques entre elles », a écrit Péguy (cité par Régis Debray, A demain de Gaulle, Paris, Gallimard, collection « Folio/actuel », 1996, p. 23). Et les mémoires entre elles, pourrait-on ajouter.

1865.

« L’Huma écrivait gros, mais analysait juste, sinon fin », précise justement Claude Roy ; in Nous, Paris, Gallimard, 1972 ; p. 131 de l’édition de poche « Folio », 1980.