2 – De Gaulle en échec à Grenoble.

En revanche, en face, le mouvement de ciseaux est inévitable auquel se heurte, quoi qu’elle tente, la mémoire gaulliste grenobloise. Son handicap majeur est sa trop grande dépendance à l’égard de la guerre. Sa relation à cet épisode est si forte qu’elle en devient hypnotique. C’est elle seule qui filtre la Weltschauung gaullienne, mettant par deux fois la mémoire gaulliste en position de faiblesse.

En manquant de recul historique, trop « jeune » en quelque sorte, elle manque aussi de perspective. La guerre a été sa chance, elle borne et limite à présent son horizon. Et en s’organisant en priorité absolue autour de l’expérience d’un homme, aussi exceptionnel soit-il, elle est à terme plus ou moins long condamnée à manquer son rendez-vous avec les « masses ». Que cessent en effet les circonstances historiques qui ont fait émerger de Gaulle sur le devant de la scène, ou que le rôle qu’il joua pendant ces années de tourmente soit habilement déconsidéré par ceux qui, adversaires politiques résolus, sont des spécialistes de la casuistique mémorielle, et sa mémoire flanche. C’est tout le sens de ce « septembre noir » que fut pour les Gaullistes grenoblois septembre 1948. Mais la confusion n’est imputable qu’au seul général qui, de manière immodeste, a tenté de forcer les Grenoblois à accepter sa proposition, à savoir que le fait de prétendre incarner personnellement l’honneur de la nation serait un argument éternel de légitimité à vouloir gouverner cette même nation. Qu’on jette le doute sur la réalité de cet honneur (« Vercors trahi », hurlent les communistes) et l’équation vole en morceaux, le compromis gaullien explose… Jamais plus après cela, malgré les efforts fournis par de Gaulle en personne, la mémoire gaulliste de la guerre ne permettra au gaullisme politique de s’implanter dans la région. Au bout du compte, l’adhésion à l’homme du 18 juin fut ponctuelle et encore ne fonctionna que parce que de Gaulle sut, le 5 novembre 1944, consentir à la fiction, même minimaliste, d’une relation d’égalité entre la « capitale de la Résistance » et son chef. A vrai dire, la mémoire gaulliste ne sait pas se doter de relais mémoriels populaires efficaces. La conséquence est un fâcheux « effet-retour », qui contraint de Gaulle – dont d’ailleurs c’est le tempérament de tout « personnaliser » et de vouloir tout « personnifier » – à éternellement évoluer comme le seul et unique dépositaire de l’image complexe de la Résistance. Il est en quelque sorte – comble du paradoxe ! – prisonnier de son image.

Car contrairement aux communistes, de Gaulle (c’est un deuxième handicap) ne peut pas rénover sa tradition personnelle par et pour la politique au sens trivial du terme. Il ne sait pas comment faire. Il est incompétent en la matière 1866 . Et si finalement sa mémoire reste forte, c’est d’une autre façon que celle des communistes, grâce à un subtil jeu d’emboîtements historiques. Elle parvient en effet à s’affranchir in extremis (et temporairement) de la séquence historique qui est à l’origine de sa légitimité pour mieux s’investir dans une autre tranche d’histoire (la crise algérienne). Puis elle revient – dans une apothéose politique (1964, c’est deux ans après Evian) et surtout historique (1964, c’est vingt ans après la Libération) inespérée, qui n’eut cependant pas sur le coup l’écho que l’on croit – au souvenir public de Carltons Garden (« Ici Londres ... ») et du défilé des Champs-Élysées (« Ah ! C’est la mer... »). C’est donc en sortant de l’histoire (des années noires) que de Gaulle renoue avec son destin personnel, et peut alors faire valoir l’incontestable qualité de la mémoire d’un homme habitué aux soubresauts de l’Histoire. A Grenoble, avant 1964 et l’envolée lyrique de Malraux mobilisant de nouveau Jean Moulin, cette fois-ci sur le terrain mémoriel, la mémoire gaulliste de la guerre est une mémoire de la tour d’ivoire. Après 1964, elle sera de nouveau en prises avec l’opinion grenobloise 1867 , comme réhabilitée. Et cela même si la panthéonisation de Jean Moulin fut plutôt rappel de ce qui s’éloignait qu’affirmation d’un prestige incontesté.

Notes
1866.

En l’espèce, il n’est pas encore l’homme de génie dont parlait Hegel, « celui qui réconcilie le plus de contraires » ; cité par Régis Debray, in op. cit., p. 125.

1867.

Qui en 1968 passe par-dessus de la crise de mai pour mieux préparer les Jeux Olympiques.