3 – Anémie historique mais survie civique.

Et puis il y a ces mémoires qui s’érodent plus ou moins rapidement parce que décidément ce (ceux) qu’elles représentent sont trop marginaux pour espérer trouver leur place parmi celles qui ont « pignon sur rue ». Qu’il s’agisse de minorités nationales (les Arméniens, les Espagnols), politiques (les Garibaldiens), ou corporatistes (anciens des FFL), les segments d’histoire qu’elles incarnent sont tellement ténus qu’ils en sont quasiment invisibles pour l’opinion publique, qui leur préfère les grands tableaux mémoriels aux couleurs fortement contrastées que lui proposent la légende communiste et l’épopée gaulliste.

Attention cependant à ne pas considérer que ces mémoires sont pour autant socialement stériles. Elles possèdent au contraire une réelle utilité sociale puisqu’elles continuent de fournir un espace de rencontre à une multitude de groupes, qui ainsi ont pu perdurer jusqu’à nos jours. Certes, cet espace est « privé », puisque à l’exception des grandes cérémonies commémoratives, ces associations ne « sortent » pas. Ce qui est très remarquable cependant, c’est qu’au militantisme mémoriel historiquement très daté des créateurs, a succédé un autre activisme, certes proche philosophiquement de celui des origines, mais cependant différent dans sa visée. La Résistance s’est comme « déshistorisée » pour devenir une référence morale, aussi bien pour les derniers survivants parmi les fondateurs que pour leurs filles et fils. Elle continue là encore d’être une tradition, mais qui n’a cessé d’être relue au cours du demi-siècle écoulé pour finir par s’incarner en une défense quasiment intemporelle de la République. Ces associations dites périphériques n’ont en réalité pas arrêté de produire du lien social entre leurs adhérents et du sens politique à destination de la communauté grenobloise grâce à la constante adaptation civique de leur héritage mémoriel, lui-même plus ou moins légendé, aux enjeux du temps. Pour quantitativement modeste qu’elle est, parfois inconsciente d’elle-même, leur œuvre est admirable qui lie dans un même mouvement une fidélité décloisonnée à la tradition historique et un militantisme sociopolitique très contemporain. C’est cette subtile alchimie qui fait que, même si peu à peu la référence obligée à la matrice de la Seconde Guerre mondiale s’édulcore, ces associations ne se délitent pas et que le message de fond dont est porteuse leur mémoire n’est lui jamais périmé. Est-il entendu ? C’est une autre affaire.

Situés quelque part dans un entre-deux mémoriel inconfortable, ces trois types de mémoire se rattachent à l’ordre de la potentialité. Pour exister pleinement, pour n’être pas que des inframémoires, il leur faudrait à la fois davantage de légitimité historique, pouvoir ensuite échapper à la dialectique politique de « l’adhésion/repli » à laquelle leur faible représentativité les voue et s’émanciper enfin du vase clos « communautaire » et identitaire exigu à l’intérieur duquel se développe leur discours, aussi remarquable soit-il.

Ces mémoires potentielles, quand elles ont cessé d’espérer une reconnaissance, même tardive, quand elles ont renoncé à attendre, ne peuvent déboucher que sur une certaine forme d’enfermement. La sclérose n’est alors plus loin, dont elles vont à terme mourir 1868 .

Notes
1868.

Ainsi de la section iséroise de l’Association Française des Anciens Volontaires et Résistants Garibaldiens, dont nous avons rencontré le président, M. Joseph (Giuseppe) Gabriele, en décembre 1996. Il ne nous a pas caché son désappointement : « A Rome , à Parme , à Bologne , même à Palerme , il y a un monument aux Garibaldiens. Les Français, eux, ils s’en foutent [...]. On est plus que cinq. Les autres, ils ont perdu la tête [...]. Je fais tout : président, trésorier, secrétaire, porte-drapeaux, etc. » M. Gabriele – après nous avoir remis une carte de membre actif des « Garibaldiens »... –, nous a demandé de l’aider à faire reconnaître les morts italiens de Corfou et de Céphalonie par le ministère français des Anciens Combattants...