C – Les mémoires du ressentiment.

A l’avers de la mémoire positive du conflit, s’en rencontrent d’autres, dont la nature est deux fois différente. Parce qu’elles portent a posteriori des choix qui historiquement sont définitivement condamnés (la Collaboration, pour les englober d’un mot), ces mémoires sont d’emblée des mémoires en porte-à-faux et bientôt des mémoires du reliquat. L’espace public n’est pas interdit à toutes (on a vu que l’ADMP et ses associations paravents agissaient précocement à Grenoble). Cependant, leur volonté de reconnaissance publique est vouée à l’échec, et partant la force d’adhésion identitaire qu’elles veulent constituer ainsi que l’attractivité politique qu’elles espèrent pouvoir exercer. La « mémoire collabo » se heurte dans la région à des mémoires de la Résistance tellement fortes et structurées que, mises à part des réussites sporadiques (le « coup » de la statue de Jeanne d’Arc par exemple), elle n’est pas visible. Elle vit confinée et repliée sur elle-même. Ses animateurs sont de vieux messieurs, qui ne font qu’évoluer entre les deux pôles de leur incompétence. Ils sont coincés entre la nostalgie émolliente d’une tradition qui ne sait pas se renouveler parce qu’elle est par nature rétive à tout changement, et le ressentiment aigri à l’égard de ces ennemis d’hier qui sont les vainqueurs d’aujourd’hui et qui monopolisent le terrain non seulement politique, mais aussi mémoriel. Ils ne parviennent pas à dynamiser les souvenirs de leurs quelques sympathisants au point de les transformer en une mémoire visible et active. En ce sens d’ailleurs, leur mémoire ne peut être qu’aléatoire. Elle n’est jamais loin de l’occlusion, sa visibilité ne dépend ant en fait pas plus d’eux que d’elle-même. Elle est en effet soumise aux caprices de l’actualité, dont elle guette avec avidité les moments de crise, consciente que c’est dans ces interstices qu’elle peut éventuellement se glisser pour déverser son triple message d’affirmation de soi (le premier souci des nostalgiques de Pétain conduit par Multrier est bien celui de la profession de foi), de haine (le venin antigaulliste étant le préféré de ses fiels 1869 ), et, mais pas toujours, d’alternative politique. Il est ainsi évident qu’endiguée en temps normal par la puissance de la mémoire locale de la Résistance, la mémoire grenobloise de la Collaboration profite des hiatus (c’est spectaculaire notamment avec le plus fort d’entre eux, la guerre d’Algérie) qui entrecoupent parfois la continuité historique de la France de l’après-guerre rebâtie sur la légitimité « gaullo-résistante », pour, au sens littéral, « tenter une sortie ». Mais la démarche est hasardeuse qui attend de l’histoire contemporaine qu’elle se fasse l’auxiliaire d’une mémoire d’arrière-garde. Surtout que l’inventivité n’est pas la marque des leaders locaux de la « mémoire collabo ». Là où leurs adversaires de la Résistance savent être perspicaces pour construire des ensembles de mémoire cohérents, Multrier et ses amis optent pour un confusionnisme (qui culmine lors de la journée du 26 mars 1963 avec la cérémonie au buste du Docteur Valois ; cf. supra, « Les Malmémoires ») qui ne peut que discréditer leur tentative d’analogie, voire d’appropriation. Quand les mémoires de la Résistance tissent un réseau souvent osé mais crédible de filiations symboliques en écho, la « mémoire collabo » procède par mauvais raccourcis auxquels à vrai dire personne ne peut souscrire (en-dehors évidemment du groupe restreint des partisans, du cercle presque « autiste » des militants…), précisément parce qu’ils sont mauvais.

Mémoire de la forclusion, en outre réduite à la contingence, la « mémoire collabo » grenobloise n’est pas douée de ductilité au point de survivre à un temps de relégation trop important. C’est une certitude : elle s’étiole à mesure que vieillissent ses rares défenseurs. En cela d’ailleurs, il n’est pas paradoxal d’écrire qu’elle aussi est une mémoire de la fidélité puisque l’échec répété qui sanctionne ses piètres essais s’ajuste parfaitement, sans aucune distorsion, à l’échec de l’expérience historique dont elle est issue.

Grenoble, après-guerre, se reconnaît dans un tout autre modèle d’identification historique. La mémoire de la Résistance est d’ailleurs localement si puissante qu’on peut se demander si son pouvoir d’identification n’excède pas la stricte séquence historique à laquelle elle renvoie pour constituer le fondement même d’une nouvelle identité grenobloise, d’une nouvelle façon d’être Grenoblois après-guerre. La mémoire de la Résistance, n’est-ce pas l’endroit où se joue la rencontre entre le dernier épisode en date d’une tradition locale de l’insoumission, d’une manière d’habitude culturelle de résistance à laquelle, ici, on ne déroge pas, et du premier chronologiquement des éléments fondateurs de ce que l’on a pu appeler le « mythe de Grenoble 1870  » ?

Notes
1869.

Cette rancœur, due pour l’essentiel à l’affaire algérienne, trouva, au cours des décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix, son spécialiste grenoblois en la personne de Jean Bollon, l’inamovible président de la section iséroise de l’Union Nationale des Combattants en Afrique du Nord (UNC-UNCAFN) ; cf. supra pour les conditions dans lesquelles il nous reçut.

1870.

Lire à ce sujet l’article essentiel de Bernard Bruneteau, « Le mythe de Grenoble des années 1960 et 1970. Un usage politique de la modernité », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 58, avril-juin 1998, p. 111-126. Bernard Bruneteau s’intéresse aux expériences grenobloises en matière de gestion municipale entreprises à partir de 1965 et à leur retentissement proprement mythique dans l’opinion publique locale et nationale.