II – La mémoire de la Résistance : pôle de référence et dernier avatar de l’identité culturelle grenobloise ?

A – La Résistance, par définition.

Le fait « Résistance » a été tellement fort dans la région dont Grenoble est le centre qu’il a tendance à araser les autres phénomènes liés au conflit, y compris la Déportation, on l’a dit. La puissance de la mémoire de la Résistance vient donc logiquement couronner une histoire d’une qualité elle-même extraordinaire. Mais elle magnifie la réalité. Le discours de mémoire, quelle que soit son origine, en empruntant ses procédés rhétoriques à la légende et à la mythologie, est par définition excessif. Qui se satisferait en effet d’une mémoire qui serait en parfaite adéquation avec l’histoire ? Pas plus ceux qui ont fait l’histoire que ceux qui en sont restés spectateurs. Pas plus les « émetteurs » que les « récepteurs »… Il est donc normal que le phénomène « Résistance » soit pour partie une création du discours qu’on utilise a posteriori pour le décrire. L’importance qui lui est accordée ne peut pas naître sur la base d’un contrat d’objectivité – parce que les Grenoblois n’ont pas besoin d’objectivité en 1944, mais plutôt, après quatre ans de guerre, qu’on « réenchante » leur monde. La distorsion est de ce point de vue nécessaire à la communauté. Tous vont alors s’employer à la promouvoir. Ainsi, les stratégies concurrentielles des deux principales forces politiques issues de la Résistance, qu’il s’agisse de la monoculture communiste douée d’une habileté innée à la pratique de mémoire ou de la légende gaullienne, cumulent leurs effets pour susciter des représentations ultra-positives de la réalité locale de la Résistance. Et si très tôt s’élabore à Grenoble une représentation mythique de la Résistance, ce n’est pas en réaction, pour camoufler une histoire locale supposée trop pauvre, encore moins par anticipation, par crainte d’avoir un jour à affronter une réalité peut-être pas si glorieuse qu’on le dit. La mythification n’est pas de l’ordre vulgaire du mensonge, mais appartient au contraire au registre de la fondation initiale d’une légitimité, comme l’a bien démontré Mircea Eliade. Dans cet ordre d’idée, la Résistance telle qu’on la (re)présente avec insistance à Grenoble en 1944, peut s’assimiler exactement à un mythe moderne. Son récit – la façon dont on la raconte –, se réfère au passé très immédiat pour éclairer une situation présente. Il permet également de dissimuler les données de l’observation empirique pour remailler le tissu communautaire fragilisé par tant d’épreuves. Et puis le mythe de la Résistance, on l’a dit, c’est aussi une faculté d’incitation à l’action par l’emploi d’un « ensemble d’images motrices », selon l’expression sorélienne 1871 . Il n’est donc pas étonnant qu’à la réception de cette série d’images, l’opinion publique grenobloise se solidarise d’une vision de la Résistance qui lui propose rien moins qu’une refondation du monde. Cette proposition ne se dit pas, le contrat est tacite 1872 et les deux partenaires (la Résistance et Grenoble) s’associent dans un discret consentement mutuel, la seconde sachant gré à la première de lui offrir cette possibilité de recommencer.

Après la question de la nécessité vitale du mythe de la Résistance, une deuxième interrogation est celle de la place qu’occupe ce mythe moderne au sein de la mémoire longue grenobloise. C’est un problème que pose le couple « mémoire/cassure ». Est-ce qu’il est question de fonder ou de refonder le monde en 1944 ? La Résistance, et le cortège d’images légendaires qui la rendent prégnante auprès des Grenoblois, entendent-il commencer ou, comme nous l’écrivions plus haut, recommencer ? Où peut se situer la mémoire mythique de la Résistance, entre la tentation de la table rase que d’aucuns pourraient éprouver au constat de l’aura dont elle bénéficie, et la volonté de s’inscrire à sa juste place (mais laquelle ?) dans la continuité historique locale ? La réponse est balancée.

Au regard de la chronologie, on serait tenté de distinguer deux temps. La « Libération » (1944-1946) entretient un climat d’espoir en un changement radical alors que l’année 1946-1947 marque le renoncement définitif aux velléités révolutionnaires et le progressif retour à un monde connu 1873 . Mais reconnaissons-le, cette coupure « classique » concerne surtout l’action de la Résistance à présent qu’elle s’est constituée en forces politiques opposées. La mémoire de ce qu’elle a été est en revanche immédiatement intégrée à la mémoire longue de la région. La Résistance est présentée comme l’avatar le plus récent d’une identité collective grenobloise remarquable parce que ceux qui l’ont incarnée au cours des siècles ont toujours su faire le bon choix. Elle est la répétition d’une tradition qui rejoue chaque fois que la communauté locale est menacée. Pour ses promoteurs, elle n’est pas un isolat ni une exception ; tout au contraire, elle vaut confirmation. Les discours d’explication du monde que délivre le mythe de la Résistance n’ont alors de cesse d’invoquer l’antériorité de la Révolution française et la vertu des Poilus de 1914 pour se réclamer de leur exemple. On est parfois capable de remonter plus loin la chaîne du temps pour convoquer les souvenirs de Bayard, ou des Allobroges. Souvent, quand l’expression de mémoire est plus partisane, d’autres séquences historiques viennent compléter le fonds commun auquel la Résistance a su puiser pour continuer d’affirmer la valeur de l’histoire locale (1934 et 1936 pour le Parti communiste ; Sidi-Brahim pour les militaires grenoblois).

Dans l’idée de ceux qui la présentent aux Grenoblois à partir de l’été 1944, la Résistance est donc historiquement une réinvention de la tradition locale dont la mémoire doit avoir pour fonction d’assurer la continuité.

Ce schéma perdure d’autant plus aisément que la génération de la guerre et de la Résistance est alors très active et que le renouvellement de la classe politique locale n’est pas encore effectué. Ces vingt ans sont ceux pendant lesquels Grenoble et la zone mémorielle au centre de laquelle elle rayonne « digèrent » la dernière convulsion historique qui les a secoués. Quand survient le vingtième anniversaire, pensé comme un apogée gaulliste, l’épisode apparaît bien comme définitivement intégré à la mémoire historique locale (le rôle des marqueurs concrets du souvenir – monuments, etc. – faisant beaucoup pour cette assimilation). Il est le maillon le plus récent d’une longue chaîne mémorielle. La mémoire de la Résistance est parvenue à fonder une tradition contemporaine elle-même insérée dans une tradition locale d’héroïsme quasiment anhistorique tellement elle est ancienne.

Notes
1871.

Cité par Bernard Bruneteau, in art. cité, p. 112.

1872.

Sur le modèle de ce que fit de Gaulle depuis l’Hôtel de Ville de Paris en août 1944.

1873.

Lire les deux contributions successives de Jean-Pierre Rioux (« 1944 : l’élan de la Libération » et « 1947 : la guerre froide à domicile »), in La France d’un siècle à l’autre. 1914-2000. Dictionnaire critique, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Paris, Hachette, collection « Hachette Littératures », 1999, p. 59-64 et p. 65-69.