B – Deux mythes en concurrence : Résistance et Modernité.

Un basculement va alors s’opérer, au plein milieu de la décennie soixante. Grenoble va subitement rompre avec la tradition et s’engager tête baissée dans la voie d’une nouvelle idéologie : celle du modernisme à tout crin. La ville et sa région, à partir de ces années, cessent de se considérer comme des héritiers pour se voir en prophètes de l’avant-garde moderniste. Grenoble n’est plus pour les Grenoblois et les autres, un vaste lieu de mémoire de la Seconde Guerre mondiale, mais le lieu symbole de l’expansion technicienne en même temps que de la modernité municipale, un « laboratoire » comme l’on dit alors. Il n’est pas question de faire ici l’histoire de cette révolution grenobloise 1874 , mais simplement de signaler qu’une nouvelle image, une autre vision, une représentation inédite de la ville et de la région s’imposent avec force dans les esprits. Elles culminent bien entendu avec la préparation et le déroulement des Jeux Olympiques d’hiver de 1968. Par le truchement de De Gaulle – qui boucle au passage son propre cycle de relations conflictuelles avec la cité alpine, inauguré le 5 novembre 1944 – et l’intermédiaire du petit écran, au moment du discours d’ouverture des olympiades, c’est la France entière qui s’identifie à Grenoble et s’approprie les valeurs dont elle est supposée être le parangon quintessencié 1875 . Quand les caméras font le point sur le Vercors, c’est pour montrer le tremplin de saut à ski de Saint-Nizier-du-Moucherotte, et non pas la nécropole nationale, qui rassemble les tombes des défenseurs du plateau tués au combat en 1944. Le beau et sobre monument aux déportés de Gilioli (cf. supra, « La Pierre et les murs ») qui, dans l’alignement exact de l’axe des boulevards grenoblois, en figurait symboliquement l’aboutissement et qui se découpait sur le profil martial de la chaîne de Belledonne, est déplacé. En son lieu et place, s’implante dorénavant la vasque où a brûlé la flamme olympique....

Comment dire mieux que par le rappel de cette substitution symbolique (plus peut-être, de cette éviction ?) qu’un mythe vient d’en remplacer un autre ? Ce n’est pas l’effet dilatoire du temps qui passe qui a fini par dévaluer la mythique image résistante de Grenoble, mais bien le choix de faire franchir une nouvelle étape à l’histoire de la ville. Aux antipodes de la tradition (et donc du mythe de la Résistance), se positionnent les nouvelles valeurs grenobloises : modernité, efficacité de la technique, inventivité politique. L’identité de la ville a totalement changé. Fait remarquable, le joint ne se fait pas entre les deux périodes. Ou, plus justement, il ne se dit pas, ne s’avalise pas ni ne s’officialise. Et donc ne se voit pas. Comme si on n’éprouvait pas la nécessité d’insister sur ce passage, ou alors comme si l’on n’était pas conscient du changement que l’on est en train de vivre. L’absence de discours public de la transition, mais aussi le manque de réaction de l’opinion devant ce vide, prouvent bien que la substitution fut instantanée et mécanique et que ce second modèle d’identification offert aux Grenoblois possède lui aussi toutes les vertus du mythe. Les codes et les standards qu’il promeut ne sont pas les mêmes que ceux que portait le mythe précédent, c’est entendu. Mais le triple principe à l’œuvre est identique : valeur prescriptive des récits qui, plutôt que de renforcer le prestige de la tradition, s’orientent cette fois-ci vers une volonté de changement ; discours de l’illusion sur la portée réelle de ce changement ; délivrance d’une rafale d’images incitatrices à l’action.

Mythe pour mythe, la tradition a cédé le pas à la modernité comme valeur suprême d’identification. La Résistance n’a plus à Grenoble cette faculté de tutelle culturelle symbolique qu’une histoire exceptionnelle lui conférait. A partir de ces années-là (1965 est la date de l’élection à la mairie d’Hubert Dubedout, initiateur principal de cette nouvelle mythification), se sentir Grenoblois, c’est adhérer personnellement à une image de la communauté locale qui ne doit plus rien (ou plus grand-chose) à la mémoire de la Résistance. La représentation de son monde et de son histoire par le « groupe grenoblois 1876  » est à présent moins de l’ordre de la transmission que de celui de la projection.

Ce basculement est-il définitif ? Les icônes symboles de l’identité grenobloise et les totems politiques auxquels se voue de nos jours « l’agglo » sont-ils encore le « béton, le métal et le verre ’ ‘ 1877 ’ ‘  » ’ ?

Des signes, quelques indices, semblent au contraire plaider en faveur de la thèse d’un retour à la première source identitaire contemporaine, c’est-à-dire à la mémoire de la Résistance. Amorcé au cours des dernières années, ce frémissement traduit-il une tendance lourde ou n’est-il qu’une reviviscence isolée ?

Notes
1874.

Sur tous ces aspects, voir Bernard Bruneteau, art. cité.

1875.

Bernard Bruneteau rappelle la floraison d’articles dithyrambiques publiés alors ; in art. cité, p. 113 notamment.

1876.

« Comment les groupes humains représentent-ils et se représentent-ils le monde qui les entoure ? » questionne Jean-François Sirinelli, dans son essai de définition de la notion de « représentation », en ouverture du volume 2 (Cultures) de L’Histoire des droites en France, (Paris, NRF/Gallimard, 1992, Jean-François Sirinelli (dir.), « Introduction. Des cultures politiques », p. 3).

1877.

« L’agglo » est le terme générique par lequel les habitants du grand Grenoble désignent la conurbation grenobloise (qui compte à peu près cinq cent mille habitants). « Ville de béton, de métal et de verre », in Visages de France, n° 1. Ce premier numéro de la revue officielle du Commissariat Général au Tourisme consacre un dossier important à Grenoble en septembre 1967.