A – La Résistance, un horizon politique indépassable.

Si jusque récemment, l’identification symbolique de la communauté urbaine aux valeurs modernistes d’une ville « qui gagne » a contribué à estomper la référence au schéma-modèle de la Résistance, la soudaine crispation du débat public autour de la place du Front National dans la vie politique française a permis de vérifier que, jugulée pour un temps, la mémoire locale de la Résistance n’était pas obsolète ou nécrosée au point de n’être plus mobilisable dans le présent.

Cette longue apnée, la ville en sort en décembre 1996, quand les Grenoblois opposés aux idées du Front National manifestent leur rejet du parti d’extrême-droite en un défilé qui fournira le modèle de ceux qui vont, au cours de cet hiver, se succéder dans toutes les villes d’importance où le Front National tient congrès et, de proche en proche, aboutir à la gigantesque contre-manifestation de Strasbourg en mars 1997.

Mais beaucoup plus que cette primauté grenobloise (encore que cette première place mériterait une analyse approfondie), ce qui est révélateur pour notre propos, c’est l’usage sinon systématique, en tous cas très partagé, que font les manifestants, toutes obédiences politiques confondues, de références empruntées directement à l’histoire de la ville plus de cinquante ans plus tôt. En convoquant la mémoire grenobloise de la Résistance, ils présentifient la Résistance et réclament le droit de pouvoir se réclamer d’une tradition locale d’opposition, de « résistance », soudain réactivée. L’orateur qui, devant les marches de l’Hôtel de Ville, conclut le pacifique défilé et, par sa prise de parole, lui donne son sens, c’est le Docteur Pierre Fugain, président de la section iséroise de l’ANACR et figure la plus connue des résistants grenoblois. L’ensemble de son discours est axé sur une comparaison analogique menée point à point entre la situation de l’entre-deux-guerres et celle des années quatre-vingt-dix. Sa conclusion est un vibrant appel au devoir de mémoire. Prétextant de l’exceptionnelle qualité de l’histoire locale, il insiste, à la fois par respect pour cette histoire et pour préserver un avenir sur lequel pèse la menace frontiste, sur la nécessité de l’engagement civique des Grenoblois, les appellant à ‘ « la résistance, à une nouvelle Résistance ’ ‘ 1879 ’ ‘  » ’, leur certifiant qu’ils sont ‘ « la relève ’ ‘ 1880 ’ ‘  ». Le lien est tissé et la continuité mémorielle rétablie entre le modèle vivant qu’est Pierre Fugain 1881 et les jeunes Grenoblois, qui, majoritairement, composent la foule de ce défilé. Et ce n’est pas par simple mimétisme que ces derniers adhèrent au schéma de saisie et d’explication du réel que leur propose Pierre Fugain. L’identification est véritablement vécue très fortement, ce qui montre qu’après sa précoce codification, la mémoire locale de la Résistance a conservé une force d’inertie d’autant plus surprenante qu’elle ne fut guère entretenue au-delà des années soixante. On a sauté plus qu’une génération (ou, plus justement, qu’une classe d’âge) depuis 1964-1965 jusqu’à 1996 : pratiquement deux. La mémoire de la Résistance a ainsi incubé pendant trente ans avant de subitement décanter, à propos d’un événement précis, ponctuel, très déterminé. L’effet fut celui de la surprise. La réalité et la force de cette longue imprégnation surgirent avec d’autant plus de vivacité que, au sein du collectif qui a organisé la manifestation grenobloise, il n’y avait pas de volonté préméditée d’user sciemment (au sens d’instrumentaliser) de l’histoire locale pour raviver une mémoire dont on aurait en amont supposé qu’elle pouvait se révéler si parlante aux « jeunes générations » 1882 . Tous furent éberlués du potentiel de reconnaissance non pas inter, mais transgénérationnel dont fit preuve pour l’occasion la mémoire de la Résistance, dont personne n’avait conscience qu’elle possédait une telle puissance cinétique.

Certes, le phénomène est général (l’hymne des « militants antifascistes » de France et de Navarre est Le Chant des Partisans de Kessel, Druon et Anna Marly, remixé au goût musical du jour et il est chanté avec énergie de Nantes à Toulouse et de Strasbourg à Bordeaux 1883 ). Evidemment, on peut trouver, en termes stricts d’efficacité politique, peu utile cette utilisation contemporaine de la Résistance 1884 et certains jugent même puérile cette affirmation forcenée d’une continuité historique par ceux-là mêmes qui, se réclamant de la mémoire, sont les plus éloignés et peut-être les moins au fait (sur le plan des connaissances) de l’histoire. Mais on ne peut que constater qu’à l’occasion d’une situation de « crise politique », Grenoble a naturellement renoué avec cette mémoire qui est bien

son ciment et aussi son horizon politique et historique le plus solide 1885 . Ce jour-là, les Grenoblois qui étaient présents 1886 ont affirmé que la Résistance demeurait la pierre de touche de leur culture politique. La mémoire de la Résistance, nourrie de représentations diverses, qui leur a fait entonner en chœur Le Chant des Partisans, les soudait autour d’une vision du monde partagée, d’une lecture du passé à ce moment-là commune et d’une projection dans l’avenir dite ensemble. Peu importe après tout la réalité objective de la « crise » et du danger qui menaçait : ce qui compte, c’est la perception par les Grenoblois de cette réalité. C’est elle et non la réalité qui a été motrice, dans le sens d’une mobilisation massive autour des vertus mémorielles locales. En l’espèce, l’une des qualités de cet épisode 1887 est d’éclairer le fonctionnement très contemporain de la mémoire grenobloise de la Résistance. Il nous semble que son rôle pourrait se comparer à celui d’une toise historique qui permet de mesurer à la fois la fidélité à une tradition identitaire à laquelle on a un temps préféré les sirènes des charmes « futuristes », et d’évaluer dans le présent sa capacité mobilisatrice et incitatrice à l’action.

Notes
1879.

Début de la conclusion de Pierre Fugain, entendue par nous lors de la manifestation, nulle part retranscrite.

1880.

« Ce 9 décembre est un jour historique. Nous venons de participer au rassemblement antifasciste le plus important de France depuis vingt ans. Vous, les jeunes, vous êtes notre relève. » ; citation extraite de l’article du Monde, « Forte mobilisation antifasciste à Grenoble pendant un meeting de Jean-Marie Le Pen », sous la plume de Claude Francillon, numéro daté du 11 décembre 1996, p. 7.

1881.

Qui est parfois accompagné d’un ou d’une déportée.

1882.

Nous pouvons témoigner de cela de l’intérieur puisque, membre du comité du centre ville de Ras le Front Isère, nous avons participé à l’organisation de cette manifestation, surtout pour son volet « sécurité » il est vrai.

1883.

Dans le cadre d’une conférence d’histoire contemporaine à l’IEP de Grenoble, nous avons fait travailler aux étudiants le texte publié pour la première fois dans les Cahiers de la Résistance en 1943. Beaucoup nous ont dit leur surprise d’apprendre son âge et les conditions dans lesquelles il fut crée ; ils ne le connaissaient que dans la version remaniée (et légèrement tronquée) qu’ils avaient entendue au cours des manifestations anti-FN de la fin des années 90.

1884.

Au sein de notre comité, nous étions « en minorité » quand nous proposions une action à la fois plus concrète et moins symbolique. Cf. annexe n° I.

1885.

N’est-ce pas une confirmation par l’action des propos de Paul Ricoeur : « Reste que c’est la mémoire qui a du futur tandis que l’histoire interprète une tranche du passé dont elle oublie qu’elle a eu un futur » ; in Paul Ricoeur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 189.

1886.

Vingt mille, ce n’est pas rien.

1887.

Qui se renouvellera selon le même schéma à de multiples reprises. Tout d’abord, lors de la « montée » des Grenoblois à la manifestation de Strasbourg : les calicots que préparaient devant nous les manifestants dans les bus en route pour l’Asace insistaient tous sur le caractère résistant de leur région d’origine. Ensuite, au cours des différentes manifestations, dont beaucoup furent spontanées, visant à dénoncer la collusion entre le Front National et Charles Millon pour le contrôle du Conseil Régional de la Région Rhône-Alpes, les points de ralliement et de dislocation des cortèges étaient des « lieux de mémoire » résistants (buste du Dr Valois, Monument des déportés, etc.). Les discours s’achevaient par La Marseillaise et Le Chant des Partisans, etc.