B – Un savoir faire mémoriel : culture et patrimoine résistants.

A côté de cette imprégnation politique, la jouxtant en quelque sorte, s’est développée, depuis le milieu des années 1990, une politique concertée de mise en valeur du patrimoine résistant de la région. Le musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère et le mémorial de Vassieux-en-Vercors sont des organismes importants et unanimement reconnus pour leur savoir-faire technique (surtout pour le musée…), c’est-à-dire d’abord pour leur aptitude à réifier les phénomènes de Résistance et de Déportation, et ensuite à les représenter ; étymologiquement, à les rendre de nouveau présents. Les présupposés muséographiques qui, par exemple, charpentent la collection permanente du MRDI, sont inspirés de l’expérience du réputé musée Dauphinois, duquel d’ailleurs il dépend administrativement. L’accent est alors logiquement mis sur une présentation ethnologique, peut-être moins de l’histoire que du patrimoine historique local des années de guerre. Ce choix – qu’il ne s’agit certainement pas de discuter puisque aussi bien nous y participons pour partie (cf. supra, « Le musée de la Résistance (et de la Déportation) de Grenoble »), c’est objectivement le choix de la mémoire. Non pas l’option de la mémoire contre l’histoire, mais celle d’une mise en valeur de cette séquence historique par le biais d’un rappel symbolique d’autant plus cher à beaucoup de visiteurs que les objets qu’il utilise et les lieux où il s’incarnent lui sont familiers puisqu’ils sont locaux. Le discours explicatif, nolens volens, passe au deuxième plan. Il n’est peut-être pas secondaire, mais bien « deuxième ».

Cette reconsidération selon de nouveaux critères de « l’objet » Résistance et Déportation, puis cette reconstruction de la Résistance et de la Déportation selon d’autres vecteurs, ne se développent pas dans un ciel pur de toute contingence matérielle. Au contraire, elles sont exactement contemporaines de la prise de conscience locale des enjeux économiques que représente en région le tourisme, et singulièrement le tourisme culturel. Il faudrait des pages pour circonscrire le positionnement exact des instances locales de mémoire au sein de ce complexe réseau d’intérêts politiques, culturels et économiques, aux logiques a priori concurrentes.

Cependant, comme plus haut il n’était pas question de discuter la tactique « comparatiste » des militants grenoblois anti-Front National, il ne s’agit pas ici de faire l’histoire critique des institutions culturelles grenobloises liées à l’histoire de la région pendant la Seconde Guerre mondiale 1888 . Simplement d’insister sur le fait que, entreprise avec force, détermination et moyens financiers adéquats, cette politique culturelle qui se déploie tous azimuts a pour premier effet à notre avis de compléter dans un autre registre ce volet politique de l’identification locale à la Résistance que l’on vient d’envisager.

Ces constructions dédiées explicitement à la mémoire disent symboliquement et sur le mode culturel que la région entend lui être fidèle. Elles contribuent à densifier durablement le sentiment de continuité organique qui court des années quarante jusqu’à nos jours (qui pourrait par exemple quantifier l’effet de marqueur identitaire que produit le panneau « Vercors , terre de Résistance » érigé sur le bas-côté de l’autoroute Lyon-Grenoble, au moment où le conducteur découvre le massif 1889  ?). Elles codifient dans le même temps le nouveau système de représentation esthétique de la Résistance, dont la configuration répond aux exigences contemporaines 1890 . Musées, mémoriaux, « parcours mémoriaux », actions culturelles de tous ordres 1891 fonctionnent ainsi eux-mêmes volontairement comme des relais de mémoire.

Le risque majeur est évidemment celui, déjà longuement évoqué par nous (cf. supra, notre introduction générale), de l’abdication de l’histoire. Cette crainte, il ne faut pas l’entendre dans son sens le plus restrictif (l’histoire, ce serait la raison et la mémoire, de l’irrationnel, la première devant s’affirmer contre la seconde, etc.) mais plutôt comme l’expression de cette certitude que sans l’apport de l’histoire et de sa transversalité explicative, la mémoire institutionnalisée peut finir par tourner à vide.

Car s’ils n’ont pas bien suivi leur cours d’histoire, ou s’ils ne possédent pas, disons, une solide information historique, les visiteurs des « musées/mémoriaux », une fois qu’ils ont pénétré dans ces lieux d’une certaine réinterprétation du passé, que deviennent-ils ? Ne risque-t-on pas de les muer, le temps d’une visite – mais d’une visite seulement – en des héritiers involontaires ? S’ils ne décident pas d’eux-mêmes de faire la démarche d’acquisition raisonnée de cet héritage, cette mémoire qu’on leur propose de « consommer » ne leur reste-t-elle pas finalement étrangère, et cela par défaut d’histoire ?

« Vous souvient-il de notre Histoire ?

Moi, j’en ai gardé la mémoire […] » versifiait Musset 1892 , balisant ainsi notre voie vers la formulation de cette ultime interrogation que devrait prendre en considération qui s’intéresserait aux mouvements des représentations de la Seconde Guerre mondiale en vogue à Grenoble et dans sa région durant ces trente dernières années. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale (et, de manière préférentielle, la mémoire de la Résistance) à laquelle on se réfère dans notre présent, est-elle une mémoire de l’histoire de cette époque, ou déjà (et alors depuis quand, selon quelles modalités de structuration, etc.) une mémoire de la mémoire qu’on a élaborée après l’événement ? Est-elle encore en prise directe avec le passé dont elle est issue, ou bien est-elle un discours sur le discours, filtré par cinquante ans et plus d’histoire de la mémoire et réinterprétée actuellement selon les impératifs esthétiques de la « scénographie » contemporaine ?

On saisit bien que pour jauger les écarts éventuels entre l’un et l’autre de ces deux types de mémoire, pour repérer quels sont les circuits qu’emprunte la mémoire locale de la Résistance quand elle se réactive (ou quand on la réactive), pour pouvoir avec pertinence démêler ce qui se joue derrière l’affirmation politique du respect du « devoir de mémoire » dont les responsables publics et élus locaux disent que c’est leur unique souci quand ils inaugurent les « musées/mémoriaux », il faut infléchir cette fois-ci franchement le questionnement vers celui que bâtissent depuis une dizaine d’années les animateurs et défenseurs de l’histoire culturelle. Parce que l’histoire culturelle est dans sa plus large part une histoire des représentations 1893 , c’est sous sa protection qu’il faut placer l’étude de cette tranche la plus récente de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale si l’on veut comprendre comment les différents systèmes de représentation actuellement actifs (parmi lesquels donc, tout premièrement, les « musées/mémoriaux ») continuent d’organiser une mémoire, et ainsi de nourrir des légitimations et de ménager des horizons d’attente bornés au passé. Pour approcher les phénomènes de transmission des croyances, des codes, des normes et des valeurs qui sont encore à l’œuvre au cœur de la mémoire contemporaine de la Résistance, pour espérer dire ce qu’est son métabolisme , on doit être capable d’esquisser une forme d’anthropologie historique de la mémoire. Il faudrait pour ce faire procéder avec finesse, posséder par exemple l’acuité des sociologues pour étudier les réverbérations de mémoire qui luisent encore dans notre temps immédiat, n’en finissant pas de confirmer la sensibilité locale à ce passé-là, et savoir les situer à leur place dans le mouvement long d’une mémoire déjà plus que quinquagénaire. L’un des intérêts d’un tel travail serait de croiser un regard sur le temps court (celui de l’écume politique) et une approche dont la lentille serait adaptée à une perspective plus structurelle (focale historique dont le travail qui s’achève se réclame plus classiquement). Ainsi pourrait-on percevoir quelle est la temporalité interne de cette mémoire politique et culturelle de la Résistance, si prégnante dans l’imaginaire social grenoblois ; ce qu’est sa généalogie, depuis l’événement originel jusqu’à sa représentation la plus contemporaine 1894 .

Oui, décidément, voici deux questions à poser à toutes les sagacités : depuis 1964 jusqu’à nos jours, quel est le métabolisme , et quelle est la généalogie de ‘ « [ce] vigoureux génie de résistance et d’opposition [qui] signale le Dauphiné, ’ ‘ [qui] peut être incommode au-dedans, mais [qui] est notre salut contre l’étranger ’ ‘ 1895 ’ ‘  » ’ dont, déjà, parlait Michelet ?

Notes
1888.

Signalons tout de même que le compromis auquel réussit à parvenir chaque jour le MRDI, entre les anciens acteurs, les historiens, les publics, les hommes politiques, etc. – ce que Jean-Claude Duclos nomme une « transaction » ; cf. supra, notre chapitre sur le musée – est un modèle d’intelligence à l’opposé duquel se situe le « racoleur » mémorial du Col de La Chau, dont la vocation est certes différente (un mémorial n’est pas un musée), mais qui flatte trop démagogiquement la morbidité du visiteur pour être à notre sens crédible (cf. supra, la conclusion de notre chapitre sur le Vercors).

1889.

Neuf panneaux au total rappellent quelles sont les « spécialités » de la région, entendue ici comme un « paysage-histoire », au sens « Gracquien » de l’expression : 1 – Châteaux du Dauphiné ; 2 – les cristaux de neige de la Trouée de Colombes ; 3 – La Côte-Saint-André et le violoncelle de Berlioz ; 4 – les animaux de la Foire de Beaucroissant ; 5 – le vitrail du couvent de la Grande Chartreuse ; 6 – les noyers de la Vallée de l’Isère ; 7 – les visages du « Vercors , haut lieu de la Résistance  » ; 8 – les animaux sauvages du « Vercors, Parc naturel régional » ; 9 – le « Calder » et le musée d’art de Grenoble.

1890.

Voir annexe n° II sur la force de l’identification contemporaine de la Résistance au Vercors et du Vercors à la Résistance, y compris quand elle est véhiculée par de vulgaires supports commerciaux... Fort heureusement, des spécialistes s’interrogent actuellement sur ce qu’est la mémoire et ce que sont les enjeux de sa représentation : c’est notamment le but du cycle de conférences organisé en 1999-2000 par le musée/mémorial des enfants d’Izieu, justement intitulé « Éthique de la représentation ».

1891.

Ainsi de cette table ronde (intitulée « Résistance, Déportation, théâtre et chorégraphie ») que nous avons animée au MRDI en décembre 1999 et qui, dans ce lieu par excellence de la conservation mémorielle, a mis en présence metteurs en scène de théâtre (Fernand Garnier, directeur du CREARC et auteur de la pièce Les Euménides qui, s’inspirant des événements survenus dans le Vercors en 1944, propose une réflexion sur la mort et le pardon ; Marco Pernich, le metteur en scène italien de la pièce), de spectacles de danse (Jeanis Godfrey, chorégraphe, directrice de l’Institut de Danse et des Arts de l’Isère, créatrice d’un spectacle de danse jazz-contemporain, Âmes tatouées, sur un « argument philosophique » écrit par Michel Hannoun, ancien député-maire de Voreppe), Jean-Claude Duclos, conservateur du MRDI, nous-mêmes donc, qui jouions le rôle (ingrat) de l’historien et une salle qui, composée pour partie d’anciens résistants et des spectateurs des deux pièces, a eu du mal à faire le point entre des niveaux de parole (conservation muséale, création artistique, histoire de la mémoire) de nature radicalement différente. Voir annexe n° III.

1892.

Alfred de Musset, « A Juana », in Premières Poésies, déjà cité.

1893.

Lire la plus récente et la plus complète mise au point à propos d’« une authentique histoire culturelle de la France contemporaine » (p. 7-8) ; Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour l’histoire culturelle, Paris, Le Seuil, collection « L’Univers historique », 1997, 455 p. Les quatre « rivages sûrs » qui selon Jean-Pierre Rioux marquent pour le moment le champ d’investigation de l’histoire culturelle sont les politiques et institutions culturelles ; les médiations et médiateurs ; les pratiques culturelles et les signes et symboles exhibés des lieux expressifs et des sensibilités diffuses (voir l’introduction de l’ouvrage).

1894.

Notre hypothèse personnelle étant que le renforcement de la mémoire de ces années est sûrement proportionnel à la progressive sensibilisation aux questions éthiques, dans une perspective élargie de défense des Droits de l’Homme. Voir annexe n° IV pour un exemple très contemporain de la continuité du combat de « Grenoble, capitale de la Résistance, [qui] ne sera pas une ville raciste ! » (tract appelant à manifester le lundi 14 février 2000 contre l’agression d’une responsable locale de l’Association Amitiés et liens France-Maghreb).

1895.

Jules Michelet, Tableau de la France, p. 53-54 de l’édition de ce texte établie en 1949 par Lucien Lefort (Paris, Les Belles lettres, collection « Les textes français ») et que l’historien avait placé en introduction de son Histoire de France publiée en 1833. Sur la nature naturellement résistante du Dauphiné, Michelet continuait : « [...] D’abord le Dauphiné, comme une forteresse sous le vent des Alpes [...]. Qu’on parle de passer les Alpes ou le Rhin , vous verrez que les Bayards ne manqueront pas au Dauphiné [...]. Il y a là, sur la frontière, des villes héroïques où c’est de père en fils un invariable usage de se faire tuer pour le pays. Et les femmes s’en mêlent souvent comme les homme [...]. »