INTRODUCTION

La formulation d’un tel sujet suscite parallèlement plusieurs questions : pourquoi avoir choisi les rapports entre les femmes et les hommes avec une focalisation particulière sur les femmes et pourquoi le cinéma tunisien?

D’abord, il y a l’inévitable implication subjective du chercheur et de l’objet de recherche. En effet, les relations sociales sont un thème intéressant car, comme le précise Pierre Sorlin, ‘“ Les relations sociales ne sont jamais transparentes. Elles le sont d’autant moins qu’elles impliquent des groupes ou des classes aux contours mouvants, en état de conflit atténué ou déclaré, qui tantôt s’affrontent de manière directe, tantôt doivent composer ’ ‘ 1 ’ ‘ ”’. Nous nous intéressons particulièrement à l’une des formes des relations sociales, les rapports entre les sexes, qui, comme nous l’avons mentionné dans l’avant-propos, nous fascinent depuis bien longtemps. Nous avons choisi le cinéma car les chercheurs, français et maghrébins, ont, nous semble-t-il, peu exploité jusqu’à présent la richesse du cinéma comme champ d’études privilégié pour l’histoire des représentations.

Parmi les approches qui ont changé notre regard sur le cinéma, il faudrait mentionner aussi un champ disciplinaire récent surtout développé dans les pays anglo-saxons sous le nom de “ cultural studies ”, qui tente d’appréhender les productions symboliques d’une société donnée en dehors des grilles d’évaluation imposées par la culture dominante. En France, la sociologie de la culture élaborée de façon décapante par Pierre Bourdieu 2 va dans le même sens, mais le poids, en France, d’une vision élitiste de la culture freine ce type de recherches en histoire, que l’on ne trouve guère encore que dans les travaux d’un Pascal Ory 3 par exemple.

Dans le domaine du cinéma en particulier, la bataille encore très récente menée - avec succès pour ce qui est de la France - pour faire connaître la légitimité culturelle du septième art, tant auprès de l’intelligentsia que des institutions culturelles étatiques, a favorisé les démarches les plus traditionnelles d’édification d’un panthéon de grands auteurs, aux dépens d’une approche plus contemporaine (et par certains côtés plus pertinente) du cinéma comme production culturelle et collective. C’est plutôt dans cette optique que notre travail se situe.

En outre, ramification plus récente mais non la moindre de la “ nouvelle histoire ”, l’histoire des femmes, ou plutôt l’histoire des rapports entre les sexes, a émergé en France avec la somme (provisoire) que sont les cinq volumes publiés sous la direction de M. Perrot et de Georges Duby (1991) 4 , dans un souci constant qui fait la valeur scientifique de l’ouvrage, d’articuler étroitement les dimensions matérielles et symboliques du rapport de domination des hommes sur les femmes qui structure les sociétés. La rigueur historique de ce travail collectif basé sur l’hypothèse que ‘“ les identités de sexe ne sont pas des essences mais des rapports, des processus de différenciation inscrits dans une société et dans une époque’ ‘ 5 ’ ‘ ”’, apportait un éclairage utile par rapport aux travaux certes considérables déjà entrepris par les chercheurs anglo-américains - en particulier, dans le domaine des “ gender studies 6 ”, mais trop souvent “ sub specie aeternitatis ”. 

Néanmoins, l’essentiel des travaux anglo-américains sur les représentations filmiques des “ genres ” concernant d’abord sinon exclusivement le cinéma américain, il nous est apparu assez vite que les analyses qui, depuis l’article fondateur de Laura Mulvey 7 , tentent de comprendre le fonctionnement symbolique du film et de son/sa spectatrice dans le champ des rapports de sexe, ne pouvaient s’appliquer directement au cinéma tunisien, pour des raisons qui relèvent justement de l’histoire en général et de l’histoire culturelle en particulier. En effet, nous nous démarquons des principales théories féministes anglo-américaines en ce sens que nous ne voulons ni ne pouvons nous enfermer dans l’idée que l’analyse des représentations des relations de sexe n’intéresseraient que les femmes dotées d’une conscience de sexe 8 . De même que le cinéma français, et dans une moindre mesure le cinéma tunisien, continuent de s’adresser aux spectateurs des deux sexes, nous pensons que les relations affectives et sexuelles concernent les hommes autant que les femmes. Et nous refusons également d’écarter de nos analyses, comme le font la plupart des féministes américaines, la problématique de classe qui, dans le cinéma de toutes les époques et de toutes les cultures, interfère profondément avec la problématique de sexe.

Parallèlement aux rapports entre les sexes, nous souhaitons également nous intéresser à l’étude de l’univers féminin. Le choix du personnage féminin et de sa mise en rapport avec l’environnement nous semble révélateur du fond même de la société car “ par-delà les sensibilités, c’est la différence des regards et des mises en situation, qui éclaire l’ambiguïté des enjeux sociaux, dont la femme se révèle l’épicentre. Convoquée sur le terrain de la tradition en tant que composante de la reconquête de l’identité culturelle, elle est en même temps perçue comme facteur de transformation, comme baromètre mesurant le degré de blocage ou de libération de nos sociétés. Située au coeur de la problématique de la tradition et de la modernité, elle en cristallise les conflits et les déchirements, les espoirs aussi 9  ”. Dans ce travail, il ne s’agit pas de juger de la représentation de la femme positive ou négative - mais de la prendre en compte, comme fragment de l’imaginaire, comme représentation idéelle d’un problème donné, comme symptôme. Nous partageons l’avis du réalisateur algérien Farouk Beloufa, qui dit : ‘“ Il est impossible de parler dans la société arabe du noeud le plus violent de la contradiction, sans passer par le point névralgique, sans parler des femmes. Elles construisent le monde le plus riche, le plus complexe et le plus productif des transformations. Ce sont elles qui vivent dangereusement l’oppression et la décadence dans laquelle les a plongées la société arabe depuis des siècles’ ‘ 10 ’ ‘ ”’.

L’intérêt particulier à étudier, dans le cinéma tunisien, la place de la femme dans les rapports entre les sexes vient d’une affirmation assez répandue sur le fait que le cinéma arabe, en général, ne donne pas une image “ satisfaisante ” de la femme. ‘“ La femme dans le cinéma arabe est toujours là pour soutenir et mettre en relief son partenaire, l’homme. Elle n’a aucune dynamique, elle n’agit pas. Elle n’est jamais “ entreprenante ”, elle est sentimentale et éplorée’ ‘ 11 ’ ‘ ”’. Pour ce qui nous concerne, ce thème agit comme le révélateur d’un mouvement profond, non exprimé, qui touche toute la société.

Ainsi, dans les films du corpus, les personnages féminins dérangent, sèment la colère, réveillent les insécurités d’un pouvoir qui ne sait se maintenir que par la brutalité, implantent dans l’esprit de leurs compatriotes (hommes et femmes) l’image d’un désordre créateur ou rédempteur. Leur itinéraire est jonché d’obstacles matériels et symboliques, de limites à franchir, de barrières à escalader et de mots/maux à faire revivre. Immanquablement, ces personnages féminins transforment leurs adversaires en piteux gardiens soucieux de contenir leur créativité intellectuelle, artistique, au point de totalement atrophier leur propre vie.

Nous n’avons aucunement la prétention de couvrir, dans ce travail, les systèmes symboliques de l’imaginaire autochtone dans leur ensemble. Nous maintenons à représenter et analyser certains de ces systèmes car ils apportent des éclaircissements sur la tension dans les rapports entre les sexes qui sont de plus en plus abordés dans la culture tunisienne et notamment dans le cinéma. Le cinéma, à travers la télévision, est présent partout en Tunisie, jusqu’au fond du désert. C’est un outil de modernité qui contribue activement et puissamment à la redisposition et à la redéfinition des rapports femme-homme, dans les limites du dire autorisé et du non-dire. Le cinéma tunisien qui connaît un essor formidable depuis 1980, traite fréquemment des rapports entre les sexes. La représentation de ces rapports, aussi bien dans le cinéma que dans le roman, est déterminante dans la réflexion sur l’identité de l’individu dans un collectif tunisien fragmenté. Les images filmiques tracent le malaise et la difficulté d’être qui sont le mal de l’époque et du pays. Elles soulèvent également les enjeux relatifs aux modes de fonctionnement des rapports entre les sexes.

La connaissance de la culture, dont émane le cinéma tunisien, est indispensable à la compréhension des films. Par “ culture ” nous signifions surtout le présent ; néanmoins la prise en compte de certaines structures du passé, à l’exemple de la structure passéiste qu’est l’Islam, permet de mieux connaître et comprendre la culture du présent même et surtout si elle se caractérise par le bouleversement et le changement. Dans le cas du cinéma, domaine esthétique, il est encore plus nécessaire qu’ailleurs de prendre en considération le volet sociologique. Nous étudierons donc les films dans leurs rapports à l'espace culturel tunisien, qu’il s’agisse du littéraire, du social, du politique ou de l’idéologique. Dans cette étude, nous articulerons quelques concepts tirés d’autres domaines comme l'anthropologie, la psychanalyse, la sémiologie, la narratologie et la sociologie.

Les sciences sociales, et notamment la sociologie, ont en général négligé les effets du cinéma sur le comportement des acteurs sociaux c’est-à-dire leurs manières de percevoir et se représenter les choses et les individus. En effet, les études cinématographiques actuelles combinent l’analyse interne des films avec leurs contextes. Notre travail s’inscrit dans cette optique de recherches. L’anthropologie permet de comprendre les systèmes symboliques (religion, coutumes, tradition...) qui structurent les rapports entre les sexes dans la société tunisienne. Il nous semble que la séparation et souvent la fracture entre les femmes et les hommes en Tunisie incombent plus aux systèmes symboliques qu’aux systèmes économiques.

Dans les films analysés, il est souvent question des sujets-acteurs, femme et homme, qui entretiennent des rapports caractérisés par la controverse, la confrontation et la dissension pour délimiter les frontières symboliques propres à chacun d'eux. Nous insistons particulièrement sur le fait que le mot “ frontières ” ne désigne pas cassure entre les sexes mais qu’il trace plutôt une marque fragile entre le destin des femmes et celui des hommes qui s’entrecroisent et s’unissent tout en se dissociant. De surcroît, la Tunisie, pays musulman, est une société complexe en état de mutation, elle flotte dans l’indécis, une position propice à la transformation et à l’attribution des ordres de pouvoirs.

Notre analyse ne se limite pas aux stéréotypes à l’égard des femmes victimes dans les pays où la religion musulmane est dominante. Elle emprunte certes le discours de la défense des femmes dans les pays arabo-musulmans, mais sans aucune complaisance à l’égard de leur situation sociopolitique car comme le rappelle Virginia Woolf, ‘“ il est néfaste pour une femme de mettre fût-ce le plus petit accent sur une injustice ; de plaider même avec raison une cause ; d’une manière ou d’une autre, de parler sciemment comme une femme’ ‘ 12 ’ ‘ ”’.

Nous étudierons des films réalisés surtout par des hommes, sans nous enliser dans les sempiternels combats sexistes. Nous ne tenons pas à limiter la réflexion sur la représentation de la femme. En outre, la mode du féminin et du masculin, comme deux entités séparées, est révolue. ‘“ L’art de création demande pour s’accomplir qu’ait lieu dans l’esprit une certaine collaboration entre la femme et l’homme. Un certain mariage des contraires doit être consommé’ ‘ 13 ’ ‘ ”’. Aujourd’hui la pensée se tend plutôt vers le féminin-masculin, le yin-yang... Pour notre part, nous récusons la définition basée sur la différence entre les sexes et qui enferme l’homme et la femme dans des préceptes normatifs. Nous pensons le féminin et le masculin dans une logique duale, comme deux pôles d’une même sphère et c’est dans l’articulation de leurs rapports que la dynamique sociale s’accomplit. Nous plaçons les rapports entre les sexes dans le cas de l’organisation sociale gérée par la différence sexuelle.

Il est vrai que des rapports de force et de manipulation existent et souvent déterminent les rapports entre les sexes dans les pays où la religion musulmane est dominante. Néanmoins, malgré la présence significative de ce thème dans les films analysés, il est intéressant de noter que les rapports de manipulation et de domination ne fonctionnent pas à sens unique, celui de l’homme. En effet, certaines images cinématographiques mettent en scène des positions de pouvoir et de force, souvent inégales, qui circulent entre les deux sexes, dans les deux sens.

Notre travail devrait porter sur un ensemble de films que nous nous proposons d’étudier comme un texte. Nous préférons, dans cette étape de notre réflexion, choisir parmi l’ensemble des films ceux qui nous semblent être les plus représentatifs. Nos goûts personnels ont bien entendu influencé notre choix, mais aussi le caractère “ exemplaire ” de ces films (représentatifs d’un mode de traitement relativement clair et net d’un aspect de la narrativité littéraire). Ces films sont avec un peu d’arbitraire du nombre de quatre et constituent un corpus “ synthétisé ”. Ils mettent en relief des questions diverses ou communes. Cette sélection a été surtout dictée par des raisons sociologiques dont les principales sont l’impact de ces films sur l’audience publique.

Le corpus d’analyse comprend donc quatre films de fiction, tunisiens, tournés à partir des années 1980. Ces films ont pour principal cadre la Tunisie et privilégient explicitement le thème des rapports entre les sexes en abordant plus explicitement que d’autres les problèmes vécus par les femmes. La réception des médias écrits (les dossiers de presse), les articles d’analyse, les livres sur le cinéma tunisien ainsi que les visionnements personnels ont orienté le choix des films. Les films sélectionnés sont les suivants : L’Homme de cendres de Nouri Bouzid (1986), Halfaouine ou L’Enfant des terrasses de Férid Boughedir (1990), Les Silences du palais de Moufida Tlatli (1994) et Tunisiennes de N. Bouzid (1998). Nous avons choisi, pour l’étude des films du corpus, d’appliquer à la lecture du texte filmique des instruments de lecture de la narratologie littéraire. Donc la trajectoire générale de notre travail, malgré l’importance du registre cinématographique, reste principalement littéraire.

Dans le premier chapitre, nous replaçons le cinéma tunisien dans son contexte maghrébin, historique et sociologique, en effectuant une division temporelle qui obéit à une catégorisation thématique presque homogène pour chacune des périodes recensées. Ce chapitre, dans une perspective sociosémiotique, s’attache à l’étude des représentations sociales et de l’intertextualité en tenant compte du film et de son contexte. En fait, les analyses des films sont constamment mises en présence des exigences extra-cinématographiqes. Il est également intéressant de noter que malgré la diversité des films analysés, ressortent des images générales dans lesquelles se détachent l’univers féminin et les rapports femme-homme. Dans le deuxième chapitre, nous nous intéressons aux interrelations entre littérature et cinéma. Notre propos est de tenter de démonter les rapprochements entre les récits écrits et les récits filmiques. En effet, la référence trop fréquente, dans le cadre de l’analyse filmique, à des notions venues de la critique ou de la théorie littéraire conduit à des approximations évidentes entre littérature et cinéma. Dans ce chapitre, nous discutons de méthode et du corpus des films choisis. La méthode choisie relève largement des méthodes d’analyse proposées par la narratologie littéraire. En effet “ la notion d’influence ” la plus significative de la littérature sur le cinéma se manifeste dans la narratologie.

Le troisième chapitre est consacré à l’analyse narratologique des films du corpus. Nous commençons par de brefs résumés des films pour continuer ensuite avec une étude approfondie des différents composantes du récit filmique selon une analyse narratologique qui s’appuie sur un cas général qui implique les rapports personnage/narrateur. Parmi ces composantes figurent également les séquences génériques, le son, la musique, etc. En effet, si le cinéma, production culturelle collective tant au niveau de sa fabrication que de sa consommation, est sans doute un lieu privilégié d’expression de l’imaginaire social, il n’en constitue pas moins un langage propre, dont les codes très complexes et très diversifiés (mimésis, narration, fiction, personnages, acteurs, lumières, décors, spectacle, musique, dialogue, etc.) nécessitent une approche spécifique, comme pierre Francastel le revendiquait naguère pour la peinture. Notre projet est donc venu d’un désir d’articuler certains apports de la narratologie littéraire et l’objet cinéma. Nous restons attentifs, dans ce cas général, à la spécificité de chaque fiction. En fait, chaque film privilégie certains outils pour construire son univers fictionnel, univers dans lequel nous tentons de déterminer et de dégager l’univers féminin et les rapports femme-homme. Les films ont fait l’objet d’une transcription écrite en vidéocassette. Les transcriptions écrites sont évidemment un pis-aller, puisque ce sont en fait des récits écrits, mais elles constituent des instruments de travail précieux. Chaque film fait l’objet d’une analyse détaillée qui permettra de juger de sa particularité argumentative et des figures privilégiées.

Le reste de cette étude est consacrée à l’analyse thématique. Dans le quatrième chapitre nous nous intéressons à la représentation du couple dans les films analysés. A travers les histoires principales et les histoires parallèles des hommes et des femmes, nous découvrons leurs visions respectives à propos du couple, visions qui appartiennent à un contexte et à un référent culturel et sociologique. Dans le cinquième chapitre, nous analysons la thématique de la parole. En effet, la parole est le réservoir et le lieu de savoir des personnages ainsi que le filtre des évaluations normatives qui traversent le récit. Elle distingue les personnages masculins des personnages féminins et fait émerger les codifications sociales. Dans le sixième chapitre, nous étudions la problématique de la sexualisation de l’espace historique, culturel et religieux telle qu’elle apparaît et transparaît à divers degrés dans les films du corpus. Les images qui révèlent l’univers féminin, les instances et les tensions de pouvoir entre les hommes et les femmes sont transposées sur la représentation de l’espace. Le chapitre suivant traite des figures maternelle et paternelle, figures classiques dans la littérature et la culture maghrébines. Nous étudions les rapports mère/fille, mère/fils, père/fille, père/fils car les pratiques éducatives du père et de la mère interviennent profondément dans la gestion des rapports femme-homme. La fin de ce travail utilise et articule les configurations singulières repérées dans chaque film afin de proposer une interprétation d’ensemble de l’univers féminin et des rapports entre les sexes dans le cinéma tunisien de cette période.

Au fil de cette étude, il s’agit également d’analyser la composante culturelle des représentations de la femme prise entre la tradition et la modernité. Cette analyse démontre que la structure chronologique classique qui consiste à opposer tradition à modernité est stéréotypée car, chez la plupart des Maghrébines, ces deux concepts se juxtaposent et se superposent plus qu’ils ne s’opposent ou se succèdent. L’histoire sociologique du Maghreb démontre clairement la vitesse, parfois vertigineuse, à laquelle la mutation des femmes s’effectue. Quand elles commencent à s’émanciper, les Maghrébines brûlent les étapes car elles une ont soif désespérée de liberté, cette liberté qui leur a été ravie depuis des siècles. Cependant, il serait sommaire d’opposer l’image de la femme traditionnelle à celle de la femme moderne car fréquents sont les portraits de femmes “ modernes et émancipées ” qui peuvent se comporter comme des femmes “ archaïques et conventionnelles ”. Notre étude démontre un processus où modernité et tradition, ‘“ présent et passé sont dans un rapport de médiation réciproque permanente’ ‘ 14 ’ ‘ ”’. L’étude des films du corpus démontre que certaines figures archétypales qui sont chronologiquement des plus modernes peuvent paradoxalement être à certains égards des plus classiques et vice versa. Les figures maghrébines sont donc assez complexes et échappent à la classification diachronique.

Tout au long de cette analyse, nous introduisons quelques brefs aperçus historiques et socio-anthropologiques des éléments qui déterminent la position féminine et le rôle des deux sexes dans la société tunisienne. Nous abordons notamment une réflexion sur les deux structures importantes dans la culture tunisienne que sont l’honneur et l’Islam. Nous abordons également la perception problématique du corps féminin ainsi que et le rôle de la culture dans la construction de la sexualité féminine en Tunisie. Si nous insistons plus particulièrement sur la place occupée par le corps et la sexualité dans la représentation de l’univers féminin et dans les rapports entre les sexes, c’est parce qu’ils sont traités d’une manière allusive. En effet, les films du corpus décrivent, à travers la représentation de la femme et des rapports femme-homme, les changements dans la société tunisienne. Le centripète de ces changements est la représentation du corps et de la sexualité dans les limites du dire possible. Ces informations ne constituent guère un relevé exhaustif, elles dessinent les contours de l’univers féminin et des rapports entre les sexes afin de permettre au lecteur de suivre notre réflexion ainsi que nos références.

Comment le cinéma parle-t-il des femmes? Comment parle-t-il du couple? Comment accole-t-il les femmes et les autres éléments sociaux? Comment sont articulés les rapports femme-homme dans l’espace filmique? Quel statut occupe le sexuel dans les rapports entre les sexes? Quelles sont les idéologies qui définissent ces rapports?

Les réponses à ces questions ne peuvent être que multiples car les institutions cinématographiques sont régies aussi bien par les règles de la contrainte que les règles du consensus. En effet, le cinéma est une véritable mise en scène du social et de sa fantasmatique. Néanmoins, le réalisme cinématographique n’est pas la réalité, il se soustrait, par le truchement de la fiction, à la réalité.

Notes
1.

P. Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier-Montaigne, coll. “ Historique ”, 1977, p. 19.

2.

P. Bourdieu, “ La Domination masculine ”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 84, septembre, 1990.

- La Distinction, Paris, Editions de Minuit, 1979.

3.

P. Ory, L’Aventure culturelle française (1945-1989), Paris, Flammarion, 1989.

4.

G. Duby, M. Perrot, Histoire des femmes, (sous la direction de), 5 tomes, Paris, Plon, 1991.

5.

N. Burch, G. Sellier, La drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Paris, Editions Nathan, 1996, p. 11.

6.

“ Gender, venu de l’américain, ce substantif s’emploie désormais assez couramment pour désigner les rapports de sexe comme résultat d’une construction sociale et culturelle ” (G. Duby, M. Perrot, op. cit., p. 7).

7.

L. Mulvey, “ Visual Pleasure and Narrative Cinema ”, Screen, vol. 18, n° 3, 1975, pp. 6-18.

8.

Ibid.

9.

M. Mimouni, “ La femme maghrébine, baromètre de blocage ou de libération ”, Les 2 écrans, Alger, n° 30, 1982, p. 12.

10.

F. Beloufa, cité dans N. Cherabi-Labidi : La représentation féminine à travers le cinéma algérien, DEA, DERCAV (département d’Etudes Cinématographiques et Audio-Visuelles), Université de la Sorbonne Nouvelle, 1983, p. 80.

11.

R. Béhi, “ La femme dans le cinéma arabe ”, Film échange, Tunis, n°3, 1978, p. 53.

12.

V. Woolf, Une chambre à soi, Paris,Editions Denoël, 1992, (Bibliothèques 10/18), p. 156.

13.

Ibid.,p. 157.

14.

H. G. Gadamer, Wahrheit und Methode (Vérité et méthode), Tübingen, 1960, pp. 284-285.