II. L’émergence du cinéma national au Maghreb

Les nouveaux cinémas d’Afrique du Nord, nés du néant laissé par l’ère coloniale en matière de culture et de production, reflètent des conceptions diverses, dues pour une part à la formation technique et culturelle des cinéastes (française et italienne) 22 . Ayant moins à vaincre une tradition qu’à refuser les modes de l’Occident, les cinéastes maghrébins ont souvent fait preuve et très tôt d’une remarquable originalité d’écriture ; même, les films tournaient-ils court parfois faute de rigueur ou de moyens, on ne pouvait pas ne pas y voir des essais de réinvention du langage cinématographique à des fins proprement arabes, langage capable enfin de ressaisir les traces de l’identité culturelle, et d’assumer pleinement le discours contemporain 23 . Mais tous ces cinéastes, non plus, ne se ressemblent pas. C’est autant de possibles pour l’expression d’une multiple unicité, expression déjà mutilée, ou suspendue, à tout le moins.

Les années 60 marquent le passage de la lutte contre le colonialisme à la lutte contre le néo-colonialisme et dénoncent l’inégalité dans les échanges avec les grandes puissances, notamment l’ex-colonisateur, la France. C’est également la période qui voit l’étiolement de l’euphorie nationale dans laquelle baignait le peuple après l’obtention de l’indépendance, c’est la période qui marque la crise du “ désenchantement national 24  ”. Certains critiques considèrent 1967 comme la date qui marque la sortie des premiers longs métrages au Maghreb. Dans sa préface au numéro de la revue CinémAction 25 sur “ les cinémas arabes ”, le cinéaste tunisien F. Boughedir évoque 1967 comme un fait historique important pour le monde arabe car cette date témoigne de sa défaite pendant la guerre des Six-Jours. Selon l’auteur du film Halfaouine (ou L’Enfant des terrasses), cette défaite a heureusement ébranlé les intellectuels arabes et les a fait sortir de leur léthargie politique. Elle a donc été un tremplin pour le foisonnement d’idées nouvelles.

La naissance de la filmographie en Afrique et au Maghreb correspond donc au désir d’affirmer une identité longtemps bafouée. En effet, le cinéma est un outil d’influence et de propagande considérable. Plusieurs intellectuels africains, ayant constaté que leurs écrits ne parvenaient pas à la connaissance du peuple, décidèrent de se convertir au cinéma. Pour O. Sembène, nouvelliste et cinéaste africain, ‘“ le cinéma est un moyen de communication plus efficace que la littérature, plus représentatif des modes d’interaction des publics africains que ne peuvent l’être les textes littéraires. Il permet de mettre en jeu à la fois les langues et formes textuelles les plus fonctionnelles dans les sociétés africaines, permet de valoriser divers types d’espaces, d’expliciter leur signification et d’offrir à un public jadis marginalisé par la langue française d’innombrables occasions de se décrire et de s’observer selon des critères qu’il aura lui-même définis’ ‘ 26 ’ ‘ ”’. Pour protester et lutter contre la domination, les colonisés en Afrique utilisèrent, entre autres, le même instrument que leur colonisateur, le cinéma, et mirent en place des institutions efficaces, à l’instar du FESPACO, des JCC, de la FEPACI 27 , etc. Au Maghreb, les trois pays adoptèrent des voies différentes dans leur processus de décolonisation.

Notes
22.

G. et M. Hennebelle, “ Cinéma et société au Maghreb ”, Annuaire de l’Afrique du Nord, XIII CNRS, 1975,pp. 131-150.

23.

S. Farid, Cents réalisateurs arabes et africains. Dictionnaire, Tunis. STD, 1975. En arabe, p 267.

24.

F. Boughedir, “ Où va le cinéma africain? ”, Contact, n° 27, Tunis, 1er octobre 1974.

25.

CinémAction, “ Les cinéma arabes ” (préface de T. Ben Jelloun et F. Boughedir), textes réunis par M. Berrah, J. Lévy et C.-M. Cluny, n°43, 1987.

26.

O. Sembène, “ Introduction ”, dans N. Sada, Littérature et Cinéma en Afrique francophone. Ousmane Sembène et Assia Djebar, L’Harmattan, 1996, p. 12.

27.

FESPACO: Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou, JCC: Journées cinématographiques de Carthage, FEPACI : Fédération panafricaines des cinéastes.