III. Le cinéma marocain : la voie néo-colonialiste ou l’“africanisation ” du commerce cinématographique

Les cinématographies des pays maghrébins au lendemain de leur indépendance ont pour caractéristique principale d’être dominées par les trusts multinationaux de la compagnie américaine MEPAA (Motion Picture Export Association of America) 28 . Au Maroc, il y eut la passation de la totalité de l’exploitation et de l’importation des films des mains des Compagnies Etrangères à celles du capital privé local, sans intervention de l’état dans ces secteurs, à titre socio-culturel ou autre. L’idéologie gouvernementale qui sous tend cette option est celle-ci : il s’agit de remplacer le capitalisme étranger par le capitalisme national 29 . En réalité, il ne s’agit que du statu quo antérieur (de domination du marché par des groupes étrangers) camouflé par la présence d’“ intermédiaires ” nationaux, dont les intérêts ne peuvent (dans un système de libre concurrence) qu’être liés à ceux des groupes étrangers (qui sont détenteurs du “ produit ” à commercialiser). Cette voie adoptée par le Maroc est la voie néo-colonialiste 30 par excellence : celle qui permet aux intérêts impérialistes au lendemain des indépendances politiques, de poursuivre la même exploitation économique, en se camouflant derrière des intermédiaires locaux grassement payés au passage.

Bien que l’indépendance fut accordée en 1956, il fallut attendre douze ans avant de voir paraître sur les écrans les deux premiers longs métrages réalisés par des cinéastes marocains et produits par le CCM (Centre Cinématographique Marocain) 31 . Ce retard était dû en partie à l’attitude du gouvernement. Alors qu’en Algérie le gouvernement tenait à promouvoir le cinéma, les autorités marocaines semblaient indifférentes à ce moyen de communication. Ainsi, le CCM, qui était pourtant un organisme colonial, fut maintenu après l’indépendance avec quasiment les mêmes attributions. De plus, au lendemain de l’indépendance, l’état ne donna aucun pouvoir pour contrôler l’importation, la distribution ou l’exploitation des films qui furent laissées entre les mains du secteur privé. La faveur fut donc inévitablement donnée aux films étrangers. La participation limitée de l’état marocain dans le cinéma conduisit à une pénurie des films dans les années 70, même si durant cette période certains réalisateurs réussirent à se faire connaître avec des longs métrages 32 .En effet, le cinéma au Maghreb a évolué selon l’orientation économique et politique de chacun des états. Au Maroc, le secteur privé permet, à côté d’une production vulgaire, des essais indépendants qui ne reçoivent pas encore d’encouragement. Le mépris des exploitants pour ce qui n’est ni made in USA, ni mélo égyptien ne facilite pas la distribution de films privés 33 .

La situation changea radicalement en 1980 lorsque le gouvernement marocain mit en place un système d’aide à la production cinématographique qui eut pour effet de fortement stimuler l’activité de ce secteur. Ainsi, les années 80 virent une recrudescence du nombre de films tournés pour la moitié par de jeunes réalisateurs. D’une manière générale, le cinéma marocain des années 80 offre des premiers films de qualité variable et traitant de sujets très divers : les désillusions de la vie urbaine (Le mirage de A. Achouba, 1980), la vie rurale (Hadda de M. Abouelouakar, 1984), le conflit de générations (Soleil de T. Saddik, 1985), etc. Dans les années 80, deux longs métrages furent tournés par des femmes : La braise de F. Bourquia et Une porte sur le ciel de F. Benlyazid (1988). Le début des années 90 ne vit pas tarir le flot des nouvelles productions cinématographiques. Nombre de cinéastes reconnus poursuivirent leurs carrières, après une longue période de silence. Le film le plus remarquable de cette décennie est sans conteste Le secret de la voie lactée adapté du roman de T. Ben Jelloun La prière de l’absent et réalisé par H. Benani.

Notes
28.

T. Cheriaa, Bilan du cinéma maghrébin, Paris, Agence de coopération culturelle et technique, 1970.

29.

F. Souiba et F.-Z. El Alaoui, Un siècle de cinéma marocain (1907-1995), Rabat, World Design Communication, 1995, p. 3.

30.

T. Cheriaa, “ La circulation des films dans les pays arabes et son influence sur la production cinématographique de ces pays ” dans Communication à la Ve Table Ronde de l’UNESCO sur les cinémas africains et arabes, Beyrouth, 30 oct. - 3 nov. 1967, reprise dans G. Sadoul, Les cinémas arabes, Ed. de l’UNESCO, 1968.

31.

Vaincre pour vivre de Mohamed B.A. Tazi et A. Mesnaoui (1968) et Quand mûrissent les dates de A. Ramdani et L. Bennani (1968).

32.

Par exemple les films de A. Mesbahi, S. Ben Barka, etc. Ce dernier fit plusieurs films dont l’un fut acclamé par la critique internationale : Les mille et une main (1972), film dans lequel il dénonce, à l’instar de R. Béhi en Tunisie (Silence des hyènes, 1972), les conséquences néfastes du tourisme dans son pays.

33.

L. Pearson, “ Four years of north-african film ” dans Film Quarterly, vol. XXVI, n°4, New York, été 1973, p. 48.