2) 1970-1980

Pendant cette période, plusieurs cinéastes et critiques tunisiens, à l’instar de Boughedir, sont issus par les ciné-clubs du cinéma amateur, forme originale de cinéma populaire héritée à l’origine de ses modèles européens, mais qui, depuis 1971, a évolué d’une manière particulière. La mutation d’un cinéma violon-d’Ingres, réalisé dans les clubs que dirigeaient ou contrôlaient de petits notables locaux, en une pratique fondamentalement différente dans son organisation et ses intentions, a été opérée par à-coups entre 1971 et 1973. Cette période constitue dans l’histoire du cinéma tunisien le premier moment d’une rencontre directe et agissante entre les trois mouvements cinématographiques existant dans le pays : le cinéma professionnel, les ciné-clubs et le cinéma “ amateur ”.

Les cinéphiles, regroupés depuis très longtemps au sein de la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC), se dotent d’une nouvelle direction en 70 ce qui permet l’émergence d’une nouvelle génération de lycéens et de jeunes enseignants et la réalisation de réformes. Ainsi s’intensifie et s’officialise l’opposition à l’hégémonie des coopérants français et de la langue française. Ces coopérants de tendance formaliste monopolisent la direction des ciné-clubs et le choix des films, et dominent les débats ; et ceci depuis l’époque de la colonisation. Le français, demeuré la langue officielle des débats après presque un quart de siècle d’indépendance, constitue pour les coopérants le moyen essentiel de leur domination. Intimidés par l’érudition scolastique des coopérants formalistes, les cinéphiles tunisiens - à part la toute petite minorité occidentalisée - s’enferment dans le silence et se limitent au rôle de figurants ; se contentant d’être des “ cinéphiles muets 47  ”. L’influence de ces coopérants formalistes est grande surtout sur les cinéastes professionnels. La Mort trouble de F. Boughedir, et Mokhtar de Ben Aïcha sont des exemples de cette influence.

A partir de 1972 l’hégémonie des coopérants cesse. La discussion en langue arabe dialectale est encouragée, les jeunes participent de plus en plus à la direction des ciné-clubs et aux débats, la projection des films arabes est introduite, de nouveaux clubs sont constitués, une ouverture s’opère dans la direction des régions éloignées, une aide aux clubs en difficulté s’institue, etc. Ces réformes s’inscrivent dans une nouvelle conception relative à la fonction des ciné-clubs. Pour cette nouvelle génération, les ciné-clubs ne doivent plus rester le privilège de l’élite des adultes et des intellectuels et le lieu de discussions formalistes. Ils doivent s’ouvrir aux jeunes et à toutes les couches sociales et permettre de débattre des problèmes réels et concrets qui se posent au pays. Ainsi le courant réaliste et néo-réaliste l’emporte sur le courant formaliste. L’ouverture de la FTCC au cinéma professionnel et surtout au cinéma “ amateur ” s’inscrit dans le cadre de cette nouvelle conception relative à la fonction des ciné-clubs.

Les cinéastes “ amateurs ” transforment radicalement les structures de leur organisation et instaurant la Réforme, décident de s’ouvrir à l’ensemble du cinéma dans le pays et de dépasser les limites que la conception traditionnelle du cinéma établit entre l’amateurisme et le professionnalisme d’une part, et la critique d’autre part. Mais la préparation du projet de nationalisation du cinéma l’emporte sur tout et absorbe tout l’effort du mouvement de la réforme. Plusieurs critiques reprochent à ce projet de ne s’être intéressé qu’au profil administratif et formel du futur cinéma national 48 . En effet, en reproduisant le même cinéma commerçant occidental et en empruntant le même système de production économique de l’Occident, le futur cinéma national deviendrait ainsi et paradoxalement le moyen d’une nouvelle acculturation du public. A. Bouden écrit à ce propos : ‘“ Nationaliser ne doit pas signifier uniquement en finir avec la domination administrative et économique des grandes firmes cinématographiques étrangères mais aussi et surtout en finir avec leur système économique de production et leur modèle culturel de cinéma. [...] Nationaliser doit signifier produire un cinéma national et non reproduire le cinéma occidental dans une structure nationale’ ‘ 49 ’ ‘ ”’.

L’intention du mouvement de la réforme est d’ouvrir le cinéma amateur à la société tunisienne afin qu’il ‘“ déborde son cas élitaire et devienne un mouvement culturel dont la mission serait de combattre le cinéma commerçant et de faire prendre conscience au public de son identité socio-culturelle’ ‘ 50 ’ ‘ ”’. L’accent est mis sur la nécessité de refuser le cinéma occidental comme refuge, et de pratiquer au contraire un cinéma qui devienne le reflet, l’écho des réalités nationales sans être pour autant l’outil d’un nationalisme. Réalités sociales, politiques, culturelles auxquelles le jeune cinéma amateur s’intéresse pour devenir un cinéma populaire, conscient de son pouvoir d’éveil et d’information, se refusant à n’être qu’un moyen d’évasion et de détournement 51 . En 1973, au Festival du cinéma amateur de Kélibia 52 , quatorze clubs présentaient des films (des courts-métrages), premier essai pour la plupart. Ces courts métrages 53 ont pour thème la prostitution des femmes, les problèmes sexuels (Compte à rebours de Mohamed Khiri), les problèmes engendrés par la mixité et les tabous sexuels (La soif de Mokhtar Klaï), la pornographie (Frustration de Hamadi Bouabid), la violence et l’agression colonialiste et impérialiste (Réflexion de Khalid Agrebi) l’antagonisme entre les valeurs traditionnelles et islamiques et celles occidentales (La grande illusion de Fathi Khémicha), etc.

Il faudra attendre le premier long métrage de Ridha Béhi, Soleil des hyènes (1977) pour qu’une oeuvre majeure s’attaque de front au néo-colonialisme né de l’industrie touristique. Ce film s’est attaqué ‘“ avec violence et sans ambages à la sexualité, à la frustration sexuelle dans le monde arabe. Il [ R. Béhi ] prend le sens du véritable réquisitoire d’une politique tunisienne et d’une tendance politique à l’échelle du Tiers monde. Dans ce film, il combat le Tourisme qui s’accompagne d’une expropriation, d’une continuelle violence, bref par la vente de ce qui fait la personnalité tunisienne’ ‘ 54 ’ ‘ ”’. Or, le phénomène d’agression, thème du film qu’il faut inverser pour en comprendre la nature véritable, prendra des proportions d’autant plus grandes que le terrain, humain et culturel agressé, sera démuni. La méfiance extrême des organismes officiels vis-à-vis des scénarios traitant des problèmes ruraux, s’il rejoint le désintéressement des producteurs, ne se nourrit pas des mêmes réserves, alors moins commerciales que politiques 55 . Le monde paysan, mieux encore que le sous-prolétariat des villes, montre à nu les grandes cicatrices laissées par le colonialisme (dépossessions, déboisement, exploitation intensive des fermes et rejet des pauvres vers les terres ingrates et mal irriguées), et que l’indépendance n’a pas encore effacées.

Si la Tunisie est intervenue davantage au niveau des pouvoirs publics dans le développement d’un cinéma national après l’indépendance, elle n’a pas évité ni le piège des coproductions, ni la loi des cartels imposants les films à l’importation 56 . Mais faute d’exportation et compte tenu de l’étroitesse du marché national, la rentabilisation d’un film tunisien est aléatoire. Les tracasseries de la censure 57 ajoutent à la semi-paralysie d’une production pourtant intéressante et qui a révélé deux ou trois des meilleurs réalisateurs du monde arabe. En fait, il faudra attendre les années 1980 pour assister à la diversification des thèmes abordés et à l’apparition des “ écoles ” nationales dans le domaine du cinéma. Depuis 1980, l’“ école ” tunisienne s’impose dans le cinéma maghrébin et africain et fait preuve, malgré la censure et l’autocensure, de dynamisme et de créativité.

Notes
47.

A. Bouden, “ Pourquoi un cinéma amateur tunisien?”, Nawadi-Cinéma, Tunis, avril 1971, p. 15.

48.

Azmat al’-amal ath-thaqâfi li harakat nawadi as-sinima ”, (“ la crise du travail culturel dans le mouvement des ciné-clubs ”), manifeste de la FTC, texte dactylographié, Sousse, 18, 19 et 20 juillet 1975. En arabe, p. 8.

49.

A. Bouden, op. cit., p. 16.

50.

C.-M. Cluny, Dictionnaire des nouveaux cinémas arabes, Paris, Sindbad, coll. “ La Bibliothèque arabe ”, 1978, p. 388.

51.

A. Paquet, Cinéma en Tunisie, (entretiens avec S. Ben Aïcha, A. Ben Ammar, etc.), Editions de la Bibliothèque Nationale du Québec, Montréal, 1974, p. 104.

52.

A.-F. Sulc, “ Le Festival de Kélibia ”, La Presse, Tunis, août 1973.

53.

Mon village, un village parmi tant d’autres de T. Louhichi (1972), Le métayer de A. Bouden(1975), Face à la réalité (1965), Condamné à vivre (1968), Seuils interdits (1972) deR. Béhi.

54.

CinémArabe, “ Soleil des hyènes ”, Paris, n. 9 juin/juillet 1978, pp. 26-28.

55.

F. Boughedir, T. Cheriaa, Guy Hennebelle, “ Le cinéma en Tunisie, bilan rapide ”, Le Monde, Paris, 30/31 mars 1975.

56.

La taxation cinématographique en Tunisie et ses rapports avec l’exploitation, la distribution et la production des films, Etude de l’Association des cinéastes tunisiens, document ronéotypé, Tunis, 1974, p. 122.

57.

“ Nidham as-sinima fi Tunis ” (“ la législation cinématographique en Tunisie ”), As-sabah, Tunis, 24 novembre, 1975. En arabe, p. 13.