4) 1990 à nos jours

Les cinéastes tunisiens évitent d’incomber le malaise de l’individu à la situation collective, politique et sociale. ‘“ Tout se passe comme si on avait pris conscience que ce rabattement sur le collectif est encore une fuite, un exutoire, une excuse pour ne pas analyser le détail des situations’ ‘ 60 ’ ‘ ”’. Certains intellectuels tunisiens ont jugé que l’orientation vers un cinéma ayant pour thématique l’identité arabe constitue une déviation pure et simple des principes d’une véritable recherche historique et artistique. Selon eux, cette orientation a été nocive car elle a fui devant les réalités du présent. Mal pensé, ce thème de l’identité arabe a écarté les questions d’actualité que vivait la Tunisie post-indépendante.

Les réalisateurs ne s’intéressent plus au passé, ou presque, car n’ayant plus à cautionner le présent, le passé devient de plus en plus implicite. Désormais, depuis 1990, le cinéma favorise les images du présent et éventuellement celles du futur. C’est donc la période des films qui s’intéressent particulièrement aux problèmes de société en Tunisie 61 . De nouveaux thèmes jusqu’alors marginaux ou inédits apparaissent. Les films abordent les problèmes quotidiens tels que le chômage, l’exode rural, le transport, etc. Ils abordent également les problèmes des jeunes et des femmes (tandis que dans le cinéma de la décennie précédente, celles-ci n’y sont représentées que comme des simples appoints folkloriques). Contrairement à la période précédente qui drainait un discours légitimant, cette période se caractérise par l’ancrage du cinéma aux réalités sociologiques. Cette périodisation n’est pas figée car des récurrences thématiques circulent d’une phase à l’autre. La reconnaissance de certains sujets jusqu’alors tabous ou enterrés par des slogans sclérosés a permis une diversité thématique. Certes, les valves de la censure ne sont pas complètement ouvertes et ne laissent pas tout passer, néanmoins la censure s’est un peu assouplie. Le découpage thématique nous permet de repérer les grandes lignes de tensions qui traversent la société et le cinéma tunisiens.

A partir des années 90, on constata un nouvel essor des coproductions internationales et une intervention croissante des producteurs indépendants dans le cinéma tunisien (Ahmed Attia, cf. L’Homme de cendres, Halfaouine). Cette période se révéla davantage comme celle de la consolidation puisque la majorité des films furent l’oeuvre de cinéastes ayant déjà fait l’expérience d’un long métrage. Ces années permirent à F. Boughedir d’exprimer toute l’étendue de son talent de réalisateur, à travers le documentaire Caméra arabe (1987) et surtout Halfaouine, L’enfant des terrasses, “ Asfour stah ” (1990), une évocation magnifique et pleine d’humour de l’enfance et un été à la goulette (1995). En plus de Bouzid et de Boughedir, de nouveaux cinéastes vinrent s’ajouter à la profession et beaucoup vinrent présenter leurs films lors des JCC (Journées Cinématographiques de Carthage). Enfin les années 90 marquèrent la réalisation de nouveaux films par des femmes. En 1995, Selma Baccar revient après dix-sept ans avec une nouvelle fiction La danse du feu. Son retour fut précédé par l’émergence de Moufida Tlatli avec le long métrage Les Silences du palais (1994, Prix du Festival de Carthage) et des courts métrages comme Regard de mouette (1991) de Kalthoum Bornaz et Fifty-fifty mon amour (1992) de Nadia El Fani.

Dans les pays d’Afrique, le problème de la femme et de son accession à certains emplois se pose, on le sait, de manière différente mais non moins importante au nord et au sud du Sahara. Cela pourrait être une des causes de la faiblesse dont souffrent les cinémas de ces pays que d’avoir très peu de femmes réalisatrices. Il faut donc apporter quelques informations sur ce point, en rappelant d’abord que la proportion de réalisatrices reste infime dans tous les autres pays et continents aussi bien. En France, par exemple, si leur nombre aujourd’hui semble se multiplier, ce n’est que depuis très récemment ; ce qui fait qu’à cet égard et toutes proportions gardées, il n’y a pas de différence essentielle avec ce qui se passe pour les cinémas africains. Depuis 1990, l’émergence du cinéma tunisien a permis le passage à la réalisation de M. Tlatli qui a été longtemps monteuse ou collaboratrice, à divers titres, de cinéastes connus de cette école. Avec le grand succès de son film Les Silences du palais (1994), elle assume sa place particulière de femme au sein du groupe.

Notes
60.

D. Brahimi, Cinémas d’Afrique francophone et du Maghreb, Paris, Eds. Nathan, coll. “ Université ”, 1997, p. 101.

61.

Parmi ces films je citerai Halfaouine (1990) de F. Boughedir, Bezness (1991) et Tunisiennes (1998) de N. Bouzid (1998), Les Silences du palais (1994) de M. Tlatli, etc.