CHAPITRE II
LITTERATURE ET CINEMA

I. Pourquoi le cinéma?

Francis Vanoye écrivait déjà en 1989 ‘“ L’étude des films est une pratique désormais bien implantée dans les universités, et qui gagne rapidement les classes des lycées et collèges. L’analyse de films (ou de séquences) fait d’ailleurs l’objet d’épreuves d’examens et de concours. [...] L’importation numérique des adaptations ou transpositions d’oeuvres littéraires à l’écran (grand ou petit) incite en effet à des démarches comparatives entre cinéma et littérature’ ‘ 63 ’ ‘ ”’. Plus d’une décennie plus tard, nous constatons que l’étude du cinéma est de plus en plus intégrée dans l’enseignement de la littérature pour la simple raison que l’étude du récit filmique doit sa naissance à la théorie littéraire. Il semble donc évident que le cinéma soit associé à la littérature, malgré la spécificité de chaque discipline.

Nous avons choisi, dans un cadre littéraire, d’étudier le récit filmique car ‘“ le signifiant de cinéma est perceptif (visuel et auditif). Celui de la littérature l’est aussi, puisqu’il faut lire la chaîne écrite, mais il engage un registre perceptif plus restreint : seulement des graphèmes, de l’écriture’ ‘ 64 ’ ‘ ”’. Le signifiant de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, de la photographie l’est également, mais avec encore des limites, qui sont différentes : absence de le perception auditive, absence, dans le visuel lui-même, de certaines dimensions importantes comme le temps et le mouvement. Le signifiant de la musique est encore perceptif, mais, comme les autres, moins “ étendu ” que celui du cinéma : ici, c’est la vision qui fait défaut et, dans l’auditif même, la parole entendue (sauf pour le chant).

Ce qui frappe d’abord, en somme, c’est que le cinéma est plus perceptif, si l’on peut s’exprimer ainsi, que beaucoup d’autres moyens d’expression ; il mobilise la perception selon un grand nombre de ses axes. C’est pourquoi on a parfois présenté le cinéma comme une “ synthèse de tous les arts ”, cela ne veut pas dire grand-chose, mais si l’on s’en tient au relevé quantitatif des registres de perception, il est vrai que le cinéma “ englobe ” en lui le signifiant d’autres arts : il peut nous présenter des tableaux, nous faire entendre de la musique, il est fait de photographies, etc. Au cinéma, l’activité de perception est “ réelle ” (le cinéma n’est pas le fantasme), mais le perçu n’est pas réellement l’objet, c’est son ombre, son fantôme, son double, sa réplique, dans une nouvelle sorte de miroir. On dira que la littérature, après tout, n’est faite elle aussi que de répliques (les mots écrits présentent les objets absents). Mais au moins, elle ne nous les présente pas avec tout ce détail réellement perçu, comme l’écran 65 .

Partant de l’idée qu’on ne montre que ce qu’on voit, et que toute transposition du monde, fût-ce une simple photographie, est une reconstitution, impliquant un jugement sur les rapports sociaux, nous nous sommes demandés comment les cinéastes tunisiens perçoivent l’univers féminin et les rapports entre les femmes et les hommes. D’abord le cinéma met en évidence une façon de regarder ; il permet de distinguer le visible du non-visible et, par-là, de reconnaître les limites idéologiques de la perception à une certaine époque. Ensuite, il révèle des zones sensibles, ce que P. Sorlin a appelé des “ points de fixation ”, c’est-à-dire des questions, des attentes, des inquiétudes, dont la réapparition systématique de film en film souligne l’importance.

Enfin, le cinéma propose différentes interprétations de la société et des rapports qui s’y développent sous le couvert d’une analogie avec le monde sensible qui le fait souvent prendre pour un témoin fidèle. Il construit, par rapprochement, mise en parallèle, développement, insistance, ellipse, un univers fictif. A l’instar de la sociologie littéraire, la sociologie du cinéma a établi une homologie entre les oeuvres cinématographiques et les structures sociales. En effet, la société impose un cas, elle est une contrainte qui pèse sur les réalisateurs. Les cinéastes ne tentent pourtant pas de “ copier ” cette réalité, ils la transposent et en dévoilent les mécanismes.

La caméra enregistre des choses réelles, mais ces choses ne sont pas “ le réel ”, elles sont “ la vie ” perçue ou reconstituée, ou imaginée par ceux qui font le film et rien ne permet de les considérer autrement que comme des représentations. En fait, de nos jours, ‘“ le cinéma cesse d’apparaître comme un ensemble unifié, révélant “ la mentalité ” d’un peuple ou d’une époque ; il ouvre des perspectives sur ce qu’une société avoue d’elle-même et sur ce qu’elle refuse mais ce qu’il laisse apparaître est partiel, lacunaire et ne devient utile à l’historien que par une confrontation avec d’autres formes d’expression, dont la littérature’ ‘ 66 ’ ‘ ”’.

Pour certains critiques, le cinéma se détache radicalement des autres arts car, “ au contraire de la littérature ou du théâtre qui stylisent et déforment, il reste fidèle à la réalité d’une époque parce qu’il utilise la photographie 67  ”. Néanmoins il faut prendre soin de souligner le caractère étroit, limité et partiel de cette affirmation. Certains exagèrent l’importance du cinéma car l’ampleur et la variété du public cinématographique leur fait estimer que le cinéma témoigne pour l’ensemble d’une société, tandis que la presse, la littérature ne témoignent que pour des groupes restreints.

De nombreux critiques constatent que l’importation de termes cinématographiques dans l’étude des textes littéraires ( telle description de Balzac est un ‘‘ travelling ’’, tel portrait de Stendhal est un ‘‘gros plan ’’) relève de la métaphore, de même que la référence trop fréquente, dans le cadre d’une analyse filmique, à des notions venues de la critique ou de la théorie littéraire conduit à des approximations évidentes entre littérature et cinéma 68 . Notre propos est donc de tenter de démonter les rapprochements entre les récits écrits et les récits filmiques.

Notes
63.

F. Vanoye, Récit écrit- récit filmique, Paris, Nathan, coll. “ Université ”, 1989, p. 3.

64.

Ch. Metz, Langage et cinéma, Paris, Larousse, 1971, p. 30.

65.

“ Cinéma et littérature ”, Cinéma 57, n° special, février 1957.

66.

P. Sorlin, op. cit., p. 50.

67.

Ibid.

68.

“ Cinéma et littérature ”, Cinéma 70, n° spécial, juillet 1970.