II. Histoire de relations complexes

Il nous paraît important d’éviter les pièges de la cinéphilie : aujourd’hui, le film est imposé comme produit culturel nécessaire “ Quand on aime la vie, on va au cinéma ”, selon le fameux slogan), au même titre que, naguère, la littérature. Nous ne souhaitons pas participer à cette entreprise d’“anoblissement ” du cinéma, mais plutôt à une sensibilisation à la représentation filmique, dans sa relation à la littérature.

La questions des interactions entre les deux systèmes d’expression et de communication que constituent de nos jours le langage des mots et celui des images, dans une société qui se reconnaît elle-même comme une “ civilisation de l’image 69  ” implique, pour être posée convenablement, que l’on refuse toute idée hiérarchique entre les objets culturels. Si les techniques de l’image, incontestablement, représentent un des points de cristallisation de l’imaginaire social contemporain, c’est dans la mesure où elle jouent un rôle quantitativement aussi important que les autres facteurs constitutifs d’une culture comme la littérature ou les beaux-arts. Selon Jeanne-Marie Clerc, ‘“ postuler des interrelations entre les images et les mots, c’est refuser, par là-même, de situer la littérature dans une position privilégiée par rapport au fait iconique. Loin de prendre l’écrit comme un substitut plus ou moins imparfait, il est indispensable de comparer ce qui est comparable, c’est-à-dire d’établir des relations entre des termes considérés comme analogues et égaux’ ‘ 70 ’ ‘ ”’. Une telle comparaison aura quelque chance de cerner, dans l’univers des images, les similitudes et les différences. Dans le cas qui nous occupe, c’est la ressemblance du signe iconique avec le signe linguistique qui pose question.

Envisager les relations qui unissent les images et les mots, c’est reconsidérer la notion de signe. Même si le caractère analogique des signes iconiques est produit par la mise en oeuvre d’un certain nombre de codes, il reste que, pour le percepteur, la motivation des signes iconiques est perçue d’une autre façon que l’arbitraire du signe linguistique. La ressemblance avec le monde caractérise l’image et lui confère une part de sa fascination. La référence à la réalité ne peut donc être évacuée d’une comparaison entre les deux systèmes de signes, car il apparaît qu’un aspect essentiel de la problématique née de cette comparaison tient aux rapports fluctuants, contradictoires et soumis à de perpétuelles métamorphoses entretenues par les signes avec leur référent. En effet, l’originalité du problème posé par la relation des images et des mots tient à ce que ‘“ les mots renvoient tantôt au monde, tantôt à ses représentations illusionnistes, à travers les images, introduisant dans le langage un doute fondamental sur la notion de réalité elle-même’ ‘ 71 ’ ‘ ”’.

La recherche comparatiste entre littérature et cinéma s’est attachée d’abord à la fréquence qui a affecté, à intervalles réguliers selon les modes du moment, le concept d’“influence ” cinématographique sur la littérature. Concept passe-partout qui hante la critique - soit qu’elle l’affirme, soit qu’elle le rejette - depuis les années 20 en France, il a trouvé un regain de vitalité aux lendemains de la seconde guerre mondiale, et subit des avatars originaux depuis 1960. L’usage stéréotypée de cette notion n’a d’égal que son imprécision et la violence des polémiques qu’elle a pu susciter. N’est-ce pas que, peut-être, elle se tient au carrefour de certaines interrogations sur la modernité? En transformant la nature et la fonction du visuel dans la société et dans la culture, les techniques de l’image n’ont-elles pas profondément retenti sur la façon qu’a l’homme de se situer par rapport au monde et de dire ses relations avec le réel, c’est-à-dire, du même coup, avec l’imaginaire?

Dans son étude comparatiste consacrée à la littérature et au cinéma, Jeanne-Marie Clerc 72 a cherché des témoignages de romanciers dans l’univers complexe de l’adaptation des romans à l’écran, mais aussi, inversement, celui, moins connu de la transposition romanesque de films : abstraction faite de ces derniers, les textes renseignent de façon privilégiée sur la manière dont l’image peut s’inscrire à l’horizon de l’écriture, ou comment elle peut revenir sur cette dernière pour lui servir de point de départ. J.-M. Clerc démontre que nombre de romans contemporains frappent par l’abondance thématique généralisée de ce que Jean Ricardou a appelé les “ machines de représentation visuelle ”, et par leur focalisation fréquente sur des effets originaux, explicitement rattachés à ces machines. L’auteur de Littérature et cinéma a tenté un relevé quantitatif de toutes les occurrences de cette visualité particulière dans un corpus de romans français modernes divers 73 : il s’agissait de vérifier la généralisation, dans la littérature, de phénomènes visuels nouveaux par rapport à la visualité telle qu’elle fonctionnait dans l’esthétique réaliste.

Notes
69.

R. Leenhardt, “ Littérature et Cinéma ”, Le Monde n° 8029 du 6 novembre1970.

70.

J.-M. Clerc, Littérature et cinéma, Paris, Nathan, coll. “ Université ”, 1993, p. 3.

71.

“ Cinéma et littérature ”, Cahiers du XXeme siècle, n°9 spécial, 1978, publié par la Société d’études du XXe siècle, Paris, Klincksiek.

72.

J.-M. Clerc, op. cit., p. 3.

73.

Loin de Rueil de Raymond Queneau, Les Choses de Georges Perec, Ete indien de Claude Ollier, Triptyque de Claude Simon, etc.