Sans doute, l’engouement des années 20 pour le cinéma américain entre pour une part non négligeable dans l’intérêt soudain manifesté pour les Etats-Unis. Les films américains contribuèrent à rendre familier au public européen, non seulement toute une thématique mais encore un type d’“ histoires ” inconnu en Europe. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, les adaptations cinématographiques introduisirent dans le grand public une attention nouvelle pour le roman américain dont elles étaient tirées. Cette “ mode américaine ” s’affirme, dans le monde littéraire, à partir de la diffusion du roman américain en France par la critique littéraire dont le poncif obligé devient les rapprochements entre technique cinématographique et technique littéraire. Ces rapprochements eurent le mérite de ramener l’attention de la critique littéraire et des romanciers vers le cinéma, et de faciliter une réconciliation que la décennie précédente avait compromise. Ces rapprochements sont aussi révélateurs d’un regain d’intérêt porté aux techniques narratives : ce qui a surtout retenu les romanciers, c’est la nouveauté de ces procédés.
Pour plusieurs critiques, le cinéma était devenu un art beaucoup plus proche de la littérature que tous les autres, comme en témoignent ces lignes de Maurice Schérer, futur Eric Rohmer : ‘“ Le cinéma doit reconnaître la dépendance étroite qui le lie, non pas à la peinture et à la musique, mais aux art mêmes dont il avait toujours tenu à se distinguer : la littérature et le théâtre’ ‘ 74 ’ ‘ ”’. De façon plus précise, c’est au roman que le monde cinématographique ne cesse alors de se référer, promouvant pour la première fois une façon de comprendre le film en rapport étroit avec une certaine forme de narrativité littéraire.
La prise de conscience que les moyens de communication de masse ont progressivement transformé l’univers de la création artistique, atteint les milieux intellectuels de plus en plus sensibles aux transformations sociales ainsi révélées, et à la nécessité de trouver d’autres moyens pour dire un mode en pleine mutation. Dans un article capital sur le roman de Robbe-Grillet, Les Gommes, Roland Barthes rapportait l’originalité du roman à la formation scientifique de son auteur en même temps qu’à son environnement culturel : ‘“ Elle se fonde sur l’idée d’une nouvelle structure de la matière et du mouvement : son fonds analogique n’est ni l’univers freudien, ni l’univers newtonien : il faudrait plutôt penser à un complexe mental issu de sciences et d’arts contemporains, tels la nouvelle physique et le cinéma’ ‘ 75 ’ ‘ ”’. Le rapprochement avec le cinéma sera repris par Robbe-Grillet lui-même, et il n’en faudra pas plus pour que l’idée soit, dès lors, communément admise que le Nouveau Roman est un roman cinématographique.
Selon Robbe-Grillet, nous ne voyons les objets que par rapport à l’usage que nous en faisons, nous ne percevons du monde que ce qui concourt à la signification de l’action qui nous y engage 76 . Il concluait son analyse sur l’aptitude du récit filmé à nous libérer, précisément, de ces habitudes perspectives enfermées dans le carcan du sens, et à nous tirer ‘“ hors de notre confort intérieur vers ce monde offert ”’. La leçon semble avoir été entendue et maints romans des années 60 s’évertuent à nous présenter les objets vidés de toute fonction grâce à l’utilisation de conventions de type photographique. Le Nouveau Roman, en fuyant l’illusion référentielle, disait cependant le monde d’aujourd’hui tout autant que le roman balzacien témoignait sur son temps. Mais il ne le décrivait plus, il le donnait à vivre, à travers l’incertitude des signes qu’il mettait en oeuvre, parmi lesquels la thématique des images apparaît comme un élément constitutif essentiel. A travers la machine optique, ce qui se dit renvoie moins à l’ordre de la réalité objective qu’à celui de la réalité intérieure des hommes.
L’aspiration nouvelle du 7e Art, à partir des années 50, à retrouver la souplesse durative du temps narratif qui fonde le roman, est à mettre en relation, semble-t-il, avec les tentatives d’un certain cinéma de l’époque pour copier la littérature en introduisant systématiquement le récit à la première personne (ex. Gilda, 1946 ; Sunset Boulevard, 1950 ). Il faut citer aussi l’influence d’un film comme Brève rencontre qui avait obtenu le prix de la Critique Internationale au premier Festival de Cannes, en 1946. La nouveauté du film reposait sur l’utilisation de la voix off d’un bout à l’autre 77 . L’intérêt manifesté à l’époque de ce film pour le récit à la première personne n’était rien d’autre, apparemment, que la reconnaissance, dans le récit filmique, d’une aptitude “ littéraire ” à naturaliser la fiction, et le repérage d’un indice supplémentaire de réalisme : c’était encore le roman dit “ réaliste ” du XIXeme siècle qui était convoqué.
Les années 50 annoncent ce qui allait devenir la tendance majeure de la critique : tirant la conséquence du néoréalisme, elle recherchera désormais dans le film une puissance d’abstraction analogue à celle du roman. C’est alors que le cinéma devient “ langage ”. Plus que le pouvoir révélateur de l’image, plus que son caractère analogique, caution d’authenticité de la représentation, compteront désormais ses qualités “ arbitraires ”, enracinées dans le libre choix d’un auteur qui manifeste ainsi son “ style ”, tout comme le fait, depuis toujours le romancier. Ainsi se définira, peu à peu, cette “ politique des auteurs ” dont Les Cahiers du cinéma seront pendant plus de dix ans les porte-parole et qui donnera naissance à la Nouvelle Vague.
Le 7e Art, parti de la conviction de sa spécificité, et à la recherche de son autonomie pendant un quart de siècle, aboutissait paradoxalement à retrouver le langage romanesque, renonçant à tout ce qu’il avait si chèrement conquis contre la littérature. Parallèlement, le mythe américain aura eu le mérite de servir de catalyseur à une redécouverte du cinéma par la littérature. Cette redécouverte des deux moyens d’expression l’un par l’autre, vient compléter le premier mouvement de fascination des écrivains à l’égard du cinéma.
M. Schérer, “ Nous n’aimons pas le cinéma ”, Temps modernes, n° 44, Juin 1949, p. 13.
R. Barthes, “ Littérature objective ”, Critique, 1954, repris dans Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 94.
A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard/Idées, 1968, pp. 22-23.
“ Cinéma et roman. Elements d’appréciation ”, Revue des lettres modernes, n° 36-38, vol. V, été 1958, p. 41-42.