III. De la narratologie littéraire à la narratologie cinématographique

III.1. La rencontre du cinéma avec la narrativité

Il est vrai que cinéma et littérature ont en commun cette structure en différé qui place le récepteur devant un fait accompli. Il est vrai aussi que littérature et cinéma, la première plus que le deuxième, peuvent se libérer de l’assujettissement au continuum spatio-temporel. Que tous deux ont besoin d’un support matériel durable et constant, le livre ou la pellicule, pour leur transmission. Dès l’abord, il faut préciser, à l’instar de A. Gaudreault, que ‘“ les narratologues du cinéma sont allés à bonne école, celle de la “ théorie mère ”, la narratologie littéraire’ ‘ 84 ’ ‘ ”’. Et A. Gardies qui surenchérit sur : ‘“ L’antériorité manifeste de la narratologie littéraire et l’influence prépondérante qu’elle a exercé - et continue d’exercer - dans le champ cinématographique : combien de modèles conceptuels auxquels recourt la narratologie filmique qui sont importés tout droit de la littérature?’ ‘ 85 ’ ‘ ”’. En effet, la plupart des critiques cinématographiques qui ont posé les fondements de l’analyse filmique se sont d’abord fait connaître comme spécialistes de littérature (F. Jost est spécialiste du Nouveau roman et du nouveau cinéma ; D. Chateau de même, etc.)

Même si les filiations sont parfois hasardeuses, l’analyse textuelle du film dérive indubitablement de l’analyse structurale en général. Il faut aussi signaler l’environnement sémiologique général (extérieur au cinéma) tout aussi déterminant dans la genèse de celle-ci. La publication de S/Z de R. Barthes, les analyses mythologiques de Lévi-Strauss, l’étude narrative des textes littéraires, sans parler de la mode structuraliste, ont toutes contribué à modifier le regard que l’on portait sur le film dans le sens d’une plus grande attention à la littéralité de la signification. L’influence de Roland Barthes est manifeste dans le développement de l’analyse textuelle des films. Dans Mythologies, R. Barthes prouvait que plusieurs productions socialement répandues - dont le cinéma - véhiculaient un sens systématique, et relevaient de la sémiologie. Les conceptions du récit selon Roland Barthes sont celles qui ont influencé le plus l’analyse cinématographique. Barthes distingue deux grands types : les fonctions cardinales, et les catalyses ; les premières réfèrent à un type d’implication logique, les secondes réfèrent à un type d’implication chronologique. Néanmoins, selon M. Lagny, M.-C. Ropars et P. Sorlin 86 la distinction barthésienne entre ces deux catégories demeure vague, car rien ne sépare véritablement le logico-chronologique (temps et logique) du chronologique (temps).

C’est à Gérard Genette - qui a repris le mot “ narratologie ” à son collègue Tzvetan Todorov (1969) - et à son ouvrage capital Figures III 87 (plus précisément la partie intitulée “ Discours du récit ”) publié en 1972 que l’on fait habituellement remonter l’origine de la narratologie comme discipline, du moins de cette branche que Genette lui-même a appelée narratologie modale 88 , par opposition à une narratologie thématique. Dans le même esprit, A. Gaudreault a proposé la distinction narratologie de l’expression / narratologie du contenu 89 . La première s’occupe d’abord et avant tout des formes d’expression par le biais desquelles l’on raconte : formes de la manifestation du narrateur, matières de l’expression mises en jeu par tel ou tel médium narratif (images, mots, sons, etc.), niveaux de narration, temporalité du récit, point de vue, entre autres. La seconde s’occupe plutôt de l’histoire racontée, des actions et rôles des personnages, des relations entre les “ actants ”, etc.

Pour les chercheurs qui favorisent cette dernière approche, ou plutôt ce champ d’études, le fait, par exemple, que les actions des personnages sont apportées par les images et les sons du film plutôt que par les mots du roman importe habituellement peu. La figure de proue de cette tendance, qui s’occupe des contenus narratifs, normalement de façon tout à fait indépendante des formes d’expression, est sans doute Algirdas-Julien Greimas 90 .

Dans notre travail, c’est à la narratologie de l’expression et à la narratologie du contenu que nous nous intéressons, en raison même de l’importance que nous accordons aussi bien au contenu qu’au médium, le cinéma. Notre étude emprunte à la fois au parcours formalisé par Genette, et à la réflexion sur l’expression, sur le matériau audiovisuel. Nous reprenons les grands concepts narratologiques formulés à partir des films du corpus (récit, narration, point de vue) tout en prenant en compte la spécificité du langage cinématographique (relations mots-images, rôle de la voix, des sons, etc.) Nous sommes de l’avis de A. Gaudreault, qu’‘“ une étude peut difficilement aller sans la prise en considération au moins partielle des deux branches de narratologie’ ‘ 91 ’ ‘ ”’.

Dans son article “ Pour une sémio-pragmatique ”, Roger Odin 92 a proposé l’hypothèse que chaque film peut donner lieu, sinon à une infinité, du moins à un grand nombre d’analyses. Il rajoute qu’il n’existe aucune méthode qui puisse s’appliquer également à tous les films quels qu’ils soient. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de renoncer, en effet, d’emblée à constituer une méthode, une “ grille ”, pour tenter au contraire de recenser, de commenter, de classer les analyses les plus importantes réalisées à ce jour, afin d’en faire ressortir les acquis méthodologiques, et d’esquisser la possibilité d’une application de ces acquis dans notre travail. Pour notre part, il nous semble qu’une attitude plus franche consisterait à admettre que l’analyse a bel et bien à avoir avec l’interprétation ; que cette dernière serait, si l’on veut, le “ moteur ” imaginatif et inventif de l’analyse ; et que l’analyse réussie serait celle qui parvient à utiliser cette faculté interprétative, mais en la maintenant dans un cas aussi strictement vérifiable que possible. Nous avons commencé donc par nous interroger sur le type de lecture que nous désirons pratiquer, parmi la multiplicité de toutes celles que le film offre. Cette lecture s’inspire en grande partie des théories du récit et interroge, de manière sélective, quelques méthodes et concepts de la narratologie littéraire adoptés par la narratologie cinématographique.

La narratologie est fructueuse dans le cas de notre travail qui s’intéresse à étudier les positionnements hiérarchiques des personnages, des femmes et des hommes, et plus exactement les places qu’ils occupent dans la narration. Cette orientation est également féconde pour analyser les éléments qui assurent le passage de la position de narré à la position de narrant ; pour examiner qui narre, que narre-t-il/elle), où, quand, et comment narre-t-il/elle? Ces interrogations permettent de relever les différentes figures sémantiques qui dominent dans le récit, et leur concrétisation dans le social.

De surcroît, l’activité narrative est très féconde pour analyser des films de fiction où la notion d’intrigue est franchement présente. En outre, la narratologie, grâce à ses fonctions syntaxique et sémantique permet d’une part d’articuler les signifiants entre eux, sous la forme d’un discours ; et, d’autre part, de lier le signifiant à la réalité qui lui correspond. La narration est donc essentielle car elle permet, grâce à ses divers modes, d’étudier l’idéologie représentée dans le récit (filmique). En outre, le recours à la narratologie s’explique parce qu’il n’existe pas, jusqu’à présent, de travaux sur le cinéma tunisien portant sur le récit.

L’histoire des débuts du cinéma est donc, comme le souligne C. Metz 93 après G. Sadoul 94 , J. Mitry 95 , Claude Brémond 96 et bien d’autres, celle de la rencontre avec la narrativité littéraire. L’analyse filmographique peut bénéficier de l’héritage de la critique et de la théorie littéraires. La narrativité est une des grandes formes symboliques de toute la civilisation occidentale, et certains modèles, élaborés à propos du roman, ont une portée suffisamment large pour s’appliquer même à des films faiblement narratifs. Sous sa forme triviale, l’analyse thématique est la plus répandue des approches du film. L’analyse exposée dans cette étude a été proposée pour l’analyse d’oeuvres littéraires ; leur portée est cependant suffisamment générale pour en permettre une certaine transposition dans le domaine de la filmologie.

L’analyse littéraire et l’analyse filmique se différencient donc par leur mode spécifique de lecture, de “ consommation ” du texte : un livre se lit, un film se voit. ‘“ La distance qui sépare l’analyse de la vision est incomparablement plus grande, en l’état actuel des rapports des spectateurs à l’objet-film, que celle qui sépare l’analyse d’un texte littéraire de sa lecture’ ‘ 97 ’ ‘ ”’. Les raisons de ce handicap sont fort diverses ; conditions matérielles de “ lecture ”, habitudes de consommation (le cinéma est un spectacle), et surtout, disproportion totale entre la “ légitimité ” culturelle du cinéma face à la littérature, “ noble moyen d’expression ” consacré par plusieurs siècles de lecture et plus encore d’exégèse, notamment universitaire.

Peut-on “ lire ” un film (au sens actif que ce terme possède dans les pratiques et théories moderne de l’appréhension des textes) ? Telle est la question initiale posée à tout projet d’analyse textuelle. Lire, analyser, c’est évidemment, après avoir vu, visionner 98 et ensuite décrire. La description d’un film, conçue comme sa restitution dans l’ordre de l’écriture, peut sembler se borner à un processus de transcodage. La description, en soulignant tel ou tel trait pertinent, est déjà une interprétation. ‘“ Visionner, c’est déjà intervenir, ne plus rester extérieur au déroulement filmique, le contrôler’ ‘ 99 ’ ‘ ”’. C’est ralentir ou bien accélérer le mouvement continu pour repérer la discontinuité qui soutient ce déroulement, isoler les éléments signifiants, confronter hors de l’ordre de la continuité tel plan avec un de ceux qui le précède ou bien le suit, c’est donc tenter de construire un réseau relationnel, existant dans le texte, mais qu’il faut expliciter. La sémiologie, et l’analyse textuelle, nous ont rendu sensibles à l’idée qu’un texte se compose de chaînes, de réseaux de signification qui peuvent être internes ou externes au cinéma - bref, que l’analyse n’a pas affaire à un filmique ou à un cinématographique “ pur ”, mais aussi au symbolique.

Notes
84.

A. Gaudreault, Du littéraire au filmique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 7.

85.

A. Gardies, Approche du récit filmique, Paris, Albatros, 1981, p. 12. 

86.

M. Lagny, M.-C. Ropars et P. Sorlin, “ Analyse d’un ensemble extensible : Les films français des années 30 ” dans J. Aumont et J.-L. Leurat (éds), Théorie du film, Paris, Albatros, 1980, p. 199.

87.

G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. “ Poérique ”, 1972.

88.

G. Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 12.

89.

A. Gaudreault, op. cit., p. 42.

90.

F. Vanoye, op. cit., p. 103.

91.

A. Gaudreault, op. cit., p. 215.

92.

R. Odin, “ Pour une sémio-pragmatique ”, dans J. Aumont et M. Marie, L’Analyse des films, Paris, Nathan, coll. “ N. Université ”, 1988, p. 75.

93.

Ch. Metz, Essais sur la signification au cinéma, tome I, Paris, Klincksieck, 1975.

94.

G. Sadoul, Histoire du cinéma mondial des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 1949.

95.

J. Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, éd. Universitaires, 2 volumes, 1963 et 1965.

96.

Cl. Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973.

97.

M. Marie, “ Analyse textuelle ”, dans J. Collet, M. Marie, D. Percheron, J.-P. Simon, M. Vernet (éds), Lectures du film, Paris, Editions Albatros, (coll. ça/cinéma), p. 21.

98.

Au sens que ce terme a dans le vocabulaire technique du cinéma : examiner à la visionneuse, d’un point de vue qui n’est pas celui du simple spectateur.

99.

M. Marie, op. cit., p. 23.