III.2. Du récit littéraire au récit filmique : les rapports entre récit, histoire et narration

La diégèse est donc d’abord l’histoire comprise comme pseudo-monde, comme univers fictif dont les éléments s’accordent pour former une globalité 100 . Il faut donc la comprendre comme le signifié ultime du récit. Ensuite, son acception est plus large que celle de l’histoire qu’elle finit par englober. Aussi peut-on parler d’univers diégétique qui comprend aussi bien la série des actions, leur cas supposé (géographique, historique ou social) que l’ambiance de sentiments ou de motivations dans lesquelles elles surgissent. Le récit est l’énoncé dans sa matérialité, le texte narratif qui prend en charge l’histoire à raconter. Mais cet énoncé, qui n’est formé dans le roman, que de langue, comprend au cinéma des images, des paroles, des mentions écrites, des bruits et de la musique, ce qui rend déjà l’organisation du récit filmique plus complexe. Selon les auteurs de l’Esthétique du film 101 , lerécit filmique est un énoncé qui se présente comme un discours, puisqu’il implique à la fois un énonciateur et un lecteur-spectateur.

Au cinéma, il est souvent difficile de distinguer les signes qui démarquent l’énonciation de la narration. Le problème de l’énonciation se pose de façon frontale et a été soulevé par plusieurs auteurs dont D. Chateau 102 , F. Casetti 103 et Ch. Metz 104 . Le premier propose un système générique de l’énonciation au cinéma, tandis que le second affirme que l’énonciation traverse de part en part le film, y compris dans le film narratif. Par exemple, dans un discours filmique, le jeu musical qui sert à accentuer un mouvement dramatique ou le déplacement de la caméra qui isole un visage afin d’en amplifier l’expression, sont considérés comme des signes d’énonciation.

Dans l’étude du niveau narratif, la théorie cinématographique s’est essentiellement inspirée des travaux de G. Genette sur le récit littéraire. Selon l’auteur des Figures, la narratologie littéraire distingue trois notions interdépendantes : la narration, le récit et l’histoire. Genette définit l’histoire comme : ‘“ Le signifié ou contenu narratif [...]. [Le] récit proprement dit [est] le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et [la] narration est l’acte narratif producteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place ’ ‘ 105 ’ ‘ ”’. Dans sa définition, l’auteur assimile histoire à diégèse. Il entend par histoire ce que la théorie cinématographique entend par diégèse. Au cinéma, l’histoire est l ’ensemble des événements effectivement produits, alors que la diégèse est l’univers fictionnel présupposé par le film.

Une analyse narrative est donc l’étude du récit, de la narration et de l’histoire, et de leurs relations réciproques. Cette étude comporte d’une part l’analyse du temps qui consiste à montrer, grâce à l’ordre, la durée et la fréquence, comment se font les jeux temporels entre l’histoire et le récit. D’autre part, cette étude comporte l’analyse du mode c’est-à-dire la représentation narrative et l’étude de la voix, en d’autres termes les modes d’implication de l’instance narrative. On peut distinguer entre trois types de rapports qui sont nommés, à la suite de G. Genette, ordre, durée et mode.

  • L’ ordre comprend les différences entre le déroulement du récit et celui de l’histoire : il arrive fréquemment que l’ordre de présentation des événements à l’intérieur du récit ne soit pas, pour des raisons d’énigme, de suspense ou d’intérêt dramatique, celui dans lequel ils sont censés se dérouler. On peut ainsi mentionner, après coup, dans le récit, un événement antérieur dans la diégèse : c’est le cas du flash-back (L’Homme de cendres, Les Silences du palais).
  • La durée concerne les rapports entre la durée supposée de l’action diégétique et celle du moment du récit qui lui est consacrée. Il est rare que la durée du récit concorde exactement avec celle de l’histoire. Le récit est généralement plus court que l’histoire. On classera également dans la catégorie de la durée les ellipses du récit. Dans L’Homme de cendres, par exemple, la mère de Hachemi, anxieuse du brusque départ de son fils, fait le guet devant sa fenêtre : un plan nous la montre s’installant, assise, dans une longue attente. Bref fondu au noir. Plus tard, nous retrouvons exactement le même plan mais la mère de Hachemi est allongée. La disparition de la lumière du jour et le léger changement de la position du corps indiquent que quelques heures viennent de s’écrouler.
  • Le mode et la voix : le mode correspondrait à la relation histoire/récit, et la voix à la relation narration/histoire. Comme nous le rappelle à juste titre R. Barthes 106 , le narrateur n’est pas à confondre avec l’auteur réel. Il est plus difficile de relever les traces de l’instance narrative dans un récit filmique que dans un récit écrit où le relevé de ces traces est facilité par les marques indicielles et les temps verbaux. Le mode est relatif au point de vue qui guide la relation des événements, qui régule la quantité d’information donnée sur l’histoire par le récit. Pour ce type de rapports, nous ne retiendrons que le phénomène de la focalisation. Il faut distinguer entre la focalisation par un personnage et la focalisation sur un personnage. La focalisation sur un personnage est extrêmement fréquente puisqu’elle découle très normalement de l’organisation même de tout récit qui implique un héros et des personnage secondaires : le héros est celui que la caméra isole et suit. Au cinéma, ce procédé peut donner lieu à un certain nombre d’effets : pendant que le héros occupe l’image, et pour ainsi dire monopolise l’écran, l’action peut se poursuivre ailleurs, réservant pour plus tard des surprises au spectateur. La focalisation par un personnage est également fréquente et se manifeste le plus souvent sous la forme de ce qu’on appelle la caméra subjective, mais de façon très “ papillotante ”, très fluctuante à l’intérieur du film. Il est dans le régime normal du film narratif de présenter sporadiquement des plans attribués à la vision d’un des personnages.

Afin d’aborder l’analyse des récits de films, nous avons surtout adopté la démarche de G. Genette qui a été le point de départ de la réflexion sur la narration. Distinguant entre histoire, récit et narration, l’auteur propose de faire l’étude de leurs relations respectives. Nous avons écarté l’analyse du temps (du récit par rapport à l’histoire, etc.) pour laisser place, d’une part, à l’étude de la voix (“ qui raconte ”) qui relève des implications des instances narratorielles, et, d’autre part, du mode (“ qui voit ”), soit la perspective narrative adoptée par le récit et la régulation de l’information. Les questions relatives au mode ou au “ qui voit ” appartiennent à la notion de focalisation qui concerne le savoir du narrateur et des personnages. Nous en nous discuterons dans le chapitre suivant (voir focalisation).

Notes
100.

“ La diegesis, chez Aristote et chez Palton, était avec la mimesis, une des modalités de la lexis, c’est-à-dire une des façons, parmi d’autres, de présenter la fiction, une certaine technique de la narration. Le sens moderne de “ diégèse ” est légèrement différent de celui d’origine ”, dans J. Aumont, A. Bergala, M. Marie, M. Vernet (éds), Esthétique du film, Paris, Nathan-Université, 1983, p. 80

101.

J. Aumont, A. Bergala, M. Marie, M. Vernet, Ibid, p. 76.

102.

D. Chateau, “ Diégèse et énonciation ”, Communications, n° 38, Paris, Seuil, 1983, pp. 89-94.

103.

F. Casetti, D’un regard l’autre, le film et son spectateur, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1990.

104.

Ch. Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck 1991.

105.

G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. “ Poétique ”, 1972, p 72.

106.

R. Barthes, op. cit., p. 25-26.