III. 3. Sur la description et le découpage du récit filmique

La discussion sur les concepts et les notions du récit filmique suppose une réflexion simultanée sur la description et le découpage des films. L’interprétation se fonde sur ces deux moments. Le type de description que nous avons privilégié s’inspire largement des analyses textuelles à propos desquelles R. Odin 107 écrit qu’elles accordent autant d’attention aux méthodes qu’elle utilisent qu’à leur objet d’étude. La description, un des moments importants de l’analyse, n’échappe pas pour sa part à cette réflexion méthodologique. L’arrêt sur image, pratique dominante depuis un certain nombre d’années, permet de briser la fascination du film mais oblitère en même temps ce qui fait sa spécificité, c’est-à-dire son déroulement.

Etudier un film avec un degré minimal de précision pose toujours le problème de la mémorisation, condition fondamentale de la perception filmique. Deux stratégies complémentaires ont été proposées pour contourner cette difficulté : la constitution d’une description détaillée et l’arrêt sur image. Les reproductions de nombreux photogrammes représentent un équivalent, chaque fois ordonné aux besoins de la lecture, de ce que sont sur une table de montage les arrêts sur image, qui ont la fonction parfaitement contradictoire d’ouvrir la textualité du film à l’instant même où elles en interrompent le déploiement. C’est bien en un sens ce qu’on fait quand on s’arrête, pour la relire et y réfléchir, sur une phrase dans un livre. Mais ce n’est pas le même mouvement qu’on arrête. On suspend la continuité, on fragmente le sens. L’arrêt sur image, et le photogramme qui le reproduit, sont des simulacres ; ils ne cessent évidemment de laisser fuir le film, mais lui permettent paradoxalement de fuir en tant que texte.

La description d’un film comporte toujours des moments de risque, notamment le risque de se substituer au film et de l’effacer au profit des métadiscours et des découpages. Nous nous proposons de lire le récit filmique en fonction d’un va-et-vient entre les grandes unités d’articulations, c’est-à-dire les séquences narratives qui se confondent très rarement avec les séquences filmiques, et les unités minimales, c’est-à-dire les plans. La distinction des unités de lieu et des unités de temps nous servent de critère de délimitation des séquences narratives. Les paramètres tels que la nuit, le jour, les saisons, etc., transmis souvent par les dialogues, sont des critères majeurs de définition et de démarcation séquentielle.

La description est faite à partir du plan considéré par les auteurs du Récit cinématographique comme équivalent à un énoncé, c’est-à-dire autorisé à être analysé dans les mêmes termes que tout autre récit. Or, pour l’image cinématographique, il est très difficile de ne signifier qu’un seul énoncé à la fois. En effet, ‘“ tout plan contient virtuellement une pluralité d’énoncés narratifs qui se superposent, jusqu’à se recouvrir quand le contexte nous y aide’ ‘ 108 ’ ‘ ”’. A titre d’exemple : suite à un conflit, la mère de Hachemi (L’Homme de cendres) porte brusquement la main au niveau de la tête et tombe en arrière sur le lit. Sans doute comprenons-nous que son malaise est provoqué par la situation de tension. Mais elle se relève dès que son fils a quitté la pièce, comme si de rien n’était. Nous analyserons plutôt la première image comme la mère est tombée ou la mère s’est évanouie et la seconde, lorsqu’elle se redresse, comme la mère se réveille. Quand nous replaçons ces plans dans le contexte général du film, nous analyserons le comportement de la mère comme une tentative de manipuler et de culpabiliser le fils qui se rebelle contre elle.

L’espace est un autre critère de démarcation séquentielle. Par exemple, dans L’Homme de cendres, lorsque Hachemi, le personnage principal, sort de chez lui et se rend à son atelier (séparation spatiale entre la maison et l’extérieur), il rencontre sur son chemin plusieurs personnages, et traverse plusieurs endroits. Nous intégrons ces espaces dans la même séquence car ils sont recouverts par l’unité de l’action. La séquence est définie en fonction des autres séquences ce qui permet de rendre compte, au niveau analytique, des relations d’enchaînement interséquentiels et des relations entre le récit et l’histoire. Dans notre démarche, nous effectuons également l’analyse interne de la séquence, c’est-à-dire l’analyse des plus petites unités (les plans) et des contrastes qui les modulent. Le découpage des films du corpus s’est donc fait plan par plan, car l’arrêt sur l’image a été privilégié. Ce type de découpage permet de noter des changements importants qui autrement seraient passés inaperçus.

La majorité des récits filmiques se développent à partir de deux situations qui sont un défi ou un manque. L’étude narratologique soulève la question suivante : quel modèle l’emporte, statistiquement, dans un ensemble pris comme sujet d’étude : le défi, le manque ou l’équilibre entre les deux. Nécessairement conflictuel, le défi suppose la désignation d’adversaires, puis l’apparition d’auxiliaires venant appuyer les deux camps ; il est utile de savoir si, à un moment donné, la fiction souligne les affrontements entre les femmes et les hommes, les réduit (solution mixte, avec un accent mis sur le manque) ; ou les nie, en d’autres termes, l’univers fictionnel repose-t-il sur la lutte, ou sur l’absence de lutte dans les rapports entre les sexes?

Avec un ensemble comme celui auquel nous nous référons, il faudrait d’abord classer les types de défis (sentimental, familial, politique, social, etc.) ; ensuite repérer les groupes de femmes et d’hommes impliqués dans ces défis, avec les fonctions qui leur sont dévolues ; puis faire leur part aux transferts et aux travestissements. En fait, certains films maquillent leur défi et cachent par exemple un affrontement conjugal derrière un conflit familial (Tunisiennes de N. Bouzid) ou derrière un conflit de classe (Les Silences du palais, M. Tlatli), un heurt sentimental sous des oppositions religieuses ou politiques (Halfaouine, F. Boughedir ; L’Homme de cendres, N. Bouzid) et il convient de distinguer les divers costumes cumulés sur une même fonction.

Il faudrait également déterminer, dans le cadre des rapports entre les sexes, les modes de relation entre alliés en dégageant les rapports hiérarchiques (aide apportée par des égaux, des supérieurs, des inférieurs) et en montrant dans quelles circonstances, sous quelles formes, avec quels effets interviennent les auxiliaires. Finalement, il faudrait préciser les conditions dans lesquelles les affrontements entre femmes et hommes se produisent.

Nous donnerons pour chacun des films la synopsis ou le résumé du film. Nous avons établi pour chacun des films un découpage que nous utiliserons régulièrement dans le cadre du présent travail. Ce découpage constitue une fiche descriptive détaillée que nous utiliserons d’une manière indicative. Elle a été établie à partir d’une vision plus attentive de ces films sur magnétoscope. Cette procédure nous a montré aussi toute l’imprécision de notre mémoire et la sélection qu’elle établit immédiatement après la projection : travailler de mémoire c’est travailler déjà sur un matériau transfiguré, transformé.

Dans le cas largement dominant, du cinéma narratif-représentatif, les unités les plus apparentes sont les plans. Dans le cinéma narratif classique, les plans se combinent à leur tour en unités narratives et spatio-temporelles communément appelées des séquences (suite de plans). C’est à ces deux unités, le plan et la séquence narrative, que s’applique la notion de découpage. Outre l’instrument de travail lui-même, le découpage désigne l’opération qui consiste à découper en plans et en séquences une action ou un récit. L’unité minimale de découpage est représentée par le plan. Le plan est alors défini comme une suite d’images cinématographiques sans discontinuité de la prise de vue.

Le découpage concerne l’articulation de l’espace et du temps filmique. Cette articulation est fondée sur les différentes possibilités de raccords. Le mode de fonctionnement de ces raccords, outre la continuité et la discontinuité, peut aller soit dans le sens de ‘“ l’effacement des traces, de la non-visibilité des changements de plans, ce qui définit le régime dominant, et répond à l’esthétique de la transparence’ ‘ 109 ’ ‘ ”’ ; ou bien, au contraire, l’écriture filmique peut mettre en évidence la fragmentation qui constitue sa matière même, refléter son propre fonctionnement signifiant, dans la discontinuité et l’exhibition des traces signifiantes. Le découpage des films du corpus s’est fait plan par plan car l’arrêt sur image a été privilégié. Le côté mécanique et fastidieux du recensement est supplanté par la mise en relation des plans. Ce type de découpage permet de noter des changements importants qui autrement seraient passés inaperçus.

Dans le langage critique courant il est convenu de désigner par segmentation les séquences 110 d’un film (narratif). Dans le vocabulaire technique de la réalisation (et par suite, dans le vocabulaire critique), une séquence est une suite de plans liés par une unité narrative, donc comparable, dans sa nature, à la “ scène ” au théâtre. Très généralement, cette notion de séquence soulève le critère de la logique d’implication qui gouverne la succession des segments. Nous nous contenterons d’indiquer que, dans le film narratif classique, il y a le plus souvent une relation explicite entre deux segments successifs, et que cette relation est soit de type temporel (succession chronologique marquée, simultanéité marquée, etc.), soit de type causal (un élément du premier segment est la cause, marquée comme telle, d’un élément du second), et de souligner que, par conséquent, les choix opérés lors du processus de segmentation dépassent le niveau déjà descriptif, pour constituer une première étape de l’interprétation et de l’appréciation des structures de narrativité dans les films du corpus. Ces structures sont identifiées en deux couches superposées de “ narrativité ”. La première de ces couches, résultant du travail conjoint de la mise en scène et de la mise en cadre, se limiterait à ce qu’il a été convenu d’appeler la monstration 111 . Elle émanerait d’une première forme d’articulation cinématographique, l’articulation entre photogramme et photogramme, qui est la base même du procédé du cinématographe et qui permet la présentation en continu, sur la toile écranique, d’une série de cadres photographiques successifs (les photogrammes).

Une fois articulés les uns aux autres, ces unités de premier niveau que sont les photogrammes procurent l’illusion du mouvement continu et donnent naissance à ces unités de deuxième niveau que sont les plans. La deuxième couche de narrativité, d’un niveau supérieur à la monstration, équivaut, selon les auteurs du Récit cinématographique à la narration, ne serait-ce qu’en vertu de ses plus grandes possibilités de modulation temporelle. Elle émanerait pour sa part de cette activité de mise en chaîne qu’est le montage. Cette deuxième couche de narrativité reposerait ainsi sur une deuxième forme d’articulation cinématographique : l’articulation entre plan et plan. Ces deux couches de narrativités présupposeraient l’existence d’au moins deux instances différentes, le monstrateur et le narrateur, qui seraient respectivement responsables de chacune d’elles. A un niveau supérieur, la “ voix ” de ces deux instances serait en fait modulée et réglée par cette instance fondamentale que serait alors le “ méganarrateur filmique 112  ”, responsable du “ mégarécit ” qu’est le film. Néanmoins, comme le précisent plusieurs critiques, l’analyse narratologique s’applique surtout au cinéma classique, registre auquel appartiennent tous les films de notre corpus. Dans le chapitre suivant, nous appliquons donc l’analyse narratologique aux quatre films de ce travail.

Notes
107.

R. Odin, “ Dix années d’analyses textuelles de films. Bibliographie analytique ”, Linguistique et sémiologie, n° 3, 1977, p. 19.

108.

A. Gaudreault, F. Jost, Le Récit cinématographique, Paris, Nathan, p. 195.

109.

M. Marie, “ Découpage ”, in J. Collet, M. Marie, D. Percheron, J.-P. Simon, M. Vernet, Lectures du film, Paris, Editions Albatros, (coll. ça/cinéma), p. 69.

110.

Pour plus de clarté, nous reprenons la définition de F. Vanoye qui entend par séquence “ une unité relativement autonome et constituant un tout du point de vue de l’intrigue. La séquence peut être constituée de plusieurs plans ou d’un seul plan (plan-séquence) continue ou discontinue (montage alterné ou parallèle) ” (F. Vanoye, Récit écrit-récit filmique, Paris, Nathan, coll. “ Université ”, 1989, p.75).

111.

A. Gaudreault, F. Jost, Le Récit cinématographique, Paris, Nathan.

112.

A. Gaudreault, Système du récit, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988.