I. Narration et personnage

A partir du moment où cinéma et narration se sont conjoints, on a vu réapparaître la fonction et la notion de personnage. Dans le film narratif, le point de vue est la plupart du temps assigné à quelqu’un : soit un des personnages du récit, soit, expressément, celui de l’instance narratrice. Analyser un film narratif en termes de points de vue (ou, ce qui revient au même, de regards), c’est donc centrer l’analyse essentiellement sur ce que André Gaudreault 118 a pu appeler la “ monstration ”, par opposition à la narration au sens strict. L’essentiel est de mettre en évidence le rapport complexe entre le point de vue de l’instance narratrice et ceux des divers personnages.

La voix narrative pour reprendre le terme de Genette, consiste en les rapports entre le narrateur et l’histoire racontée. Mais on est très loin de disposer d’une méthode générale pour l’analyse des films en termes de voies narratives. Ne pouvant procéder à une analyse exhaustive des catégories constituantes de la narrativité, nous avons choisi, à l’instar de M.-C. Ropars 119 de nous interroger sur la narration, et singulièrement sur la perspective narrative en tant qu’elle préside à la hiérarchisation des voix produites par le film. Qui “ parle ” dans les films? Comment se manifeste le narrateur donateur du récit, et quels sont ses rapports avec les divers points de vue manifestés? Bref, qui est l’auteur implicite, à distinguer soigneusement de tout auteur réel? L’intérêt de l’analyse des positions narratives réside, selon nous, dans la relation qui unit le narrateur et les personnages du récit. Nous nous référons donc aux diverses spécifications proposées par la narratologie littéraire tout en nous concentrant sur les liens entre deux niveaux narratifs : l’extradiégétique et l’intradiégétique.

A ces deux niveaux, nous rajoutons le ‘“ personnage-narrateur qui redevient personnage de son récit’ ‘ 120 ’ ‘ ”’. Un exemple : dans Halfaouine,la structure des récits établit une distinction très nette entre les personnages-narrateurs des deux sexes : dans les histoires rapportées par eux, la version masculine est continue, linéaire et unique, tandis que la version féminine est hachée, coupée, reprise une deuxième, voire une troisième fois par un autre narrateur. Ceci est visible dans les ajouts de plans, de gestes, de paroles, dans les angles de prises de vue différents, etc. Ce type de montage introduit systématiquement des déphasages et des écarts et met en doute la véracité de l’histoire racontée par le personnage féminin. Les reprises incessantes des récits narratifs par un autre personnage ont pour effet de dissocier le personnage racontant des événements racontés et de distinguer les narrateurs vis-à-vis de ces mêmes événements.

Toute fiction repose en effet sur les épaules d’un ou de plusieurs personnages. ‘“ Mais si la critique a longtemps tiré, dans le roman, le personnage du côté de la personne ‘psychologiquement indépendante’ ou du côté du romancier, il n’en va plus tout à fait de même, l’insuffisance de la psychologie aidant, pour le personnage de film, qui se situe pourtant toujours entre actant et acteur’ ‘ 121 ’ ‘ ”’. Actant parce que c’est lui qui opère la fiction et en permet le déroulement, parce qu’il effectue les “ actes ” de la diégèse. Acteur parce que se superpose à cette fonction essentielle quelque chose d’autre : ce qu’on appelle la performance de l’acteur qui joue le personnage. Le spectateur perçoit toujours plus ou moins confusément, les deux en même temps : les rôles et ce que l’acteur en fait.

Notes
118.

A, Gaudreault, Du littéraire au filmique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 29.

119.

M.-C. Ropars, “ Narration et signification ” dans C. Bailbe, M. Marie et M.-C. Ropars (éds), Muriel, histoire d’une recherche, Paris, Galilée, 1971, p. 78.

120.

M. Vernet, Narrateur, personnage et spectateur dans le film de fiction, doctorat de 3e cycle, Paris III, Université de la Sorbonne Nouvelle, EHESS, 1985, p. 67.

121.

M. Vernet, “ Personnage ” dans J. Michel Marie, D. Percheron, J.-P. Simon, M. Vernet (éds), Lectures du film, Paris, Editions Albatros, coll. ça/cinéma, p. 177.