I.1 Personnage principal/personnage -narrateur

Le personnage apparaît dans l’étude de l’enchaînement séquentiel, mais c’est au niveau des actions qu’il est le plus manifeste. L’analyse du personnage est très importante car il joue un rôle déterminant dans le déroulement du récit. Dans l’intrigue, le personnage, notamment le personnage principal, est un fil conducteur qui lie les segments et assure leur continuité.

A vrai dire, le film narratif n’est pas tant fondé sur le jeu de nombreux personnages que sur la présence d’un seul, secondé de quelques autres. Ce qui compte en effet, c’est le personnage principal. Il est ce qui centre la fiction, il occupe le devant de la scène et les autres n’apparaissent qu’en fonction de ses déplacements et de ses pensées. Corrélativement, le personnage principal est, au cinéma, celui avec qui la caméra se déplace : par exemple, dans Halfaouine, le personnage principal, Noura, lie l’espace, dans la mesure où il fait le lien entre les différentes séquences ou les plans du film. En effet, le personnage principal est ce qui assure à la fiction à la fois sa durée et sa continuité. Sa durée, car “ on sait bien ” que le héros ne meurt pas au cinéma à la dixième minute pour disparaître définitivement, et sa continuité, puisque l’assurance de sa présence tisse le fil ininterrompu de la diégèse au sein d’une narration elle-même discontinue.

Non seulement le personnage est le centre de la fiction, mais il est encore l’ordonnancier de l’image, puisque c’est toujours par lui que commence la lecture d’une image. On voit que dans Halfaouine par exemple cette fonction d’ordonnancier fait d’ailleurs du personnage principal (Noura) le représentant du metteur en scène (F. Boughedir) 122 . C’est en effet lui qui, de façon implicite mais efficace, met en rapport pendant toute la durée du film, des lieux et des figurants. Le personnage principal met en branle la fiction, sa fonction est celle d’un embrayeur. C’est donc lui qui fait et ordonne la fiction, qui lui donne sa direction et sa signification. Il capte le regard du spectateur, l’oriente en faisant mine de l’incarner, concentrant sur lui les feux et la caméra, rejetant ainsi dans les rangs de la figuration tout ce qui n’est pas lui. Le personnage propose la lecture de l’image et du spectacle filmique.

Dans Les Silences du palais,l’histoire investit le film par le biais du regard du personnage principal, celui d’Alia. Sa parole, “ sa voix ”, sous forme de monologue, est l’indicateur privilégié des mutations dans le récit. Sa voix maintient le débit narratif des images et guide la lecture du récit. Grâce au mode de la confidence où elle plonge le spectateur, elle remplit les ellipses, joue dans les interstices du récit et de l’histoire, et recouvre les “ distorsions ” temporelles. La mise en place de la voix et de la parole du personnage est indissociable de sa position dans le récit. La voix et la parole investissent différents lieux, tantôt diégétique, sous forme de dialogue ou d’adresse au spectateur, tantôt “ sur-diégétique ” (à défaut d’autre terme), c’est-à-dire occupant le plan en off malgré la présence d’Alia dans l’image. La voix d’Alia installe le spectateur comme le double du personnage principal et son meilleur témoin. Le savoir spectatoriel dépend pour une large part de la parole essentiellement narrative d’Alia. Selon les distinctions émises par M. Vernet 123 , Alia est un personnage autonarrateur, c’est-à-dire un narrateur interne à l’histoire qu’il raconte. Mais elle ne l’est pas dans l’ensemble du récit filmique et subit des déplacements qui font d’elle un personnage comme les autres.

Le regard d’Alia fait éclater l’espace fermé et très étroit de la maison et décloisonne le champ spatial. Mais cette capacité n’en fait pas toujours pour autant une entité toujours connaissante. A certains passages du film, son regard perd partiellement son savoir sur les événements. Les jeux de savoir/non-savoir, les renversements de sens qu’ils produisent renvoient au problème de la focalisation, c’est-à-dire de la manière dont l’information est produite et à sa signification. Alia semble être le maître du jeu, parce qu’elle est un personnage embrayeur, témoin des la majorité des événements. Elle introduit les événements sous forme de flash-backs/confidences qu’elle réserve principalement au spectateur. Même son compagnon Lotfi est difficilement mis dans la confidence. Dans ce contexte, la fonction d’aiguillage de la parole/regard d’Alia est marquante, car elle filtre l’information. L’élaboration du savoir dépasse la perception et la localisation du personnage. C’est pourquoi il a fallu élargir la définition de focalisation proposée par M. Lagny et al 124 . Alia décrit certains événements qu’elle ne voit pas ou n’entend pas mais dont le déroulement ne contredit pas sa description.

La caractérisation d’un personnage consiste à identifier la place qu’il occupe dans un récit, et les relations spécifiques qu’il entretient avec les autres personnages. Il se constitue sur un système organisé de correspondances et d’oppositions. Les personnages secondaires sont importants dans le récit filmique car ils supportent les traits des personnages principaux. En effet, le caractère marqué d’un personnage est généralement inscrit et pris en charge par un autre personnage, même s’il arrive qu’ils puissent être tous deux différents à hauteur d’une séquence ou d’une scène. Il en va ainsi du personnage d’Aïda (Tunisiennes) qui s’oppose au personnage d’Amina, la bourgeoise, par un certain nombre de traits (pauvre/riche, divorcée/mariée, etc.), mais qui la rejoint dans la définition des rapports femme-homme telle que formulée dans la fiction. Dans sa traversée du récit, le personnage intègre de nouveaux traits (acquisition) et en perd d’autres (perte). Ces pertes et ces acquisitions ne se passent pas dans un parcours linéaire et font du personnage féminin une entité brouillée qui condense plusieurs traits.

Au cinéma, et à cause de l’image, le paraître semble être le signe prédominant des personnages et se plaque souvent sur l’être. Ce n’est que lors d’une “ résolution ” ou d’un éclatement de l’énigme, lors d’un moment fort que l’être se découvre. Par exemple dans Tunisiennes, Amina se révèle à elle-même, à son mari et aux autres quand elle prend la résolution 125 de divorcer. L’évaluation oppose les personnages marqués positivement et ceux qui le sont négativement, et indique comment ils s’évaluent entre eux. Les traits distinctifs des personnages se répartissent selon l’axe sexuel (femme-homme). Ces traits se distribuent également selon la façon particulière dont les personnages investissent l’espace profilmique.

Notre corpus s’intéresse notamment aux personnages principaux féminins. Ces personnages sont pratiquement les seuls qui contestent et qui veulent s’émanciper. En les constituant ainsi, les discours filmiques les détachent des autres femmes et les isolent (cf. Aïda dans Tunisiennes, Alia dans Les Silences du palais, Latifa dans Halfaouine). Par un effet de retournement, cet isolement les marginalise, d’autant plus que les autres femmes sont représentées dans les schèmes les plus éculés : elles sont silencieuses, soumises, mégères bavardes, inconscientes ou tout simplement insouciantes. Deux films, Tunisiennes et L’Homme de cendres, prennent leurs distances à l’égard des femmes “ potiches ” (femmes “ légères ”, femmes occidentales ou occidentalisées, etc.) : ils développent l’image sociale valorisée de la femme sérieuse et travailleuse et neutralisent les lieux mixtes en les redéfinissant.

Notes
122.

D’ailleurs F. Boughedir a choisi de confier le rôle du personnage principal Noura à ... son fils Sélim Boughedir.

123.

M. Vernet, op. cit., p. 180.

124.

M. Lagny, M.C. Ropars, P. Sorlin, “ Le récit saisi par le film ”, Hors-cadre, n°2, Paris, 1984, p. 107.

125.

M. Vernet, op. cit.,p. 179.