I.2. Narration et sous-narration féminine

Il est vrai que les fondements de l’analyse filmique ont été posés sur l’analyse littéraire. Cependant, le cinéma a ses problématiques propres. On le constate aisément dès lors qu’on le compare avec d’autres formes d’expression narrative. Prenons un plan de Tunisiennes où Aïda raconte à Amina son histoire de divorce. Cette situation est relativement simple (sur le plan narratif, s’entend!), comme toute autre forme de narration orale, elle repose sur un dispositif élémentaire mettant deux personnes face à face : l’une qui narre, Aïda (c’est donc le narrateur) et l’autre qui écoute, Amina, du moins peut-on l’espérer, son récit (c’est le narrataire). Nous qualifions de “ simple ” une pareille forme car elle ne suppose ‘“ qu’’ ‘un seul ’ ‘narrateur explicite et ’ ‘une seule’ ‘ activité de communication narrative, celle qui s’effectue, ici et maintenant, lorsque les deux interlocuteurs sont en présence l’un de l’autre’ ‘ 126 ’ ‘ ”’. En présence, c’est l’un des caractères essentiels du récit oral que de se jouer entre un narrateur et un narrataire présents l’un à l’autre et qui l’oppose, notamment, à ce récit écrit qu’est le roman. A la différence de la narration du récit écrit, la prestation du conteur oral telle qu’on l’observe dans Tunisiennes est immédiate au sens où elle intervient “ tout de suite ”, “ à l’instance même ”, mais aussi au sens où elle est “ sans intermédiaire ”. En effet, d’une part un récit scriptural (ou récit écrit) vient au lecteur en différé, puisqu’il n’est pas livré au même moment où il est “ émis ”, d’autre part, le lecteur en prend connaissance par l’intermédiaire d’un livre ou d’un journal, qui résulte d’un acte d’écriture préalable : c’est un média.

En outre, on peut considérer qu’au cinéma, un récit qui est le fait d’un narrateur visualisé ou explicite (comme l’est le personnage principal Alia dans Les Silences du palais) n’est en fait qu’un sous-récit (dans le même ordre d’idées, Genette parle de “ métarécit 127  ”). A un premier niveau, le film de M. Tlatli raconte déjà, ne serait-ce qu’en montrant le narrateur visualisé (Alia) lui-même en train de raconter, ou, pour être plus exact, en train de sous-raconter. Cette expression est corrélative de l’approche narratologique qui considère que le seul “ véritable ” narrateur du film, le seul qui mérite en droit ce vocable, c’est le grand imagier ou, pour dire la chose autrement, le “ méganarrateur 128  ”, l’équivalent du narrateur implicite mentionné plus haut. Dans cette perspective, tous les deux autres narrateurs présents dans Les Silences du palais, Alia et Khalti Hadda, ne sont, en fait, que des narrateurs délégués, des narrateurs seconds, et l’activité à laquelle ils se livrent est la “ sous-narration ”, une activité qui se distinguerait de la narration au premier degré.

Les Silences du palais est un exemple de premier ordre pour faire comprendre ce modèle explicatif. L’histoire du film est “ racontée ” par la sous-narratrice qu’est Alia, qui fait elle même partie de la diégèse de premier niveau racontée par le narrateur premier (elle est une narratrice intradiégétique, selon la terminologie de Genette). Dans pareil cas, une telle délégation narrative entraîne une invisibilisation presque complète du narrateur premier : lorsque c’est Alia qui “ parle ”, le spectateur oublie complètement jusqu’à l’existence même du narrateur premier. C’est un peu comme si celui-ci était noyé, littéralement, dans le flot des paroles du narrateur second. Une telle situation qui est le lot du récit scriptural, ne se rencontre pas aussi fréquemment dans le cas du récit cinématographique. Le narrateur du récit scriptural qui délègue la parole à un sous-narrateur, se doit de céder sa place, toute sa place, ce qui permet à un sous-narrateur d’occulter la présence du narrateur premier.

Dans le cinéma, il est relativement difficile d’invisibiliser complètement, par interposition d’un narrateur second, la présence de cette instance première qu’est le grand imagier. La chose est due au caractère monodique du récit scriptural (une seule matière d’expression, la langue), comparativement au caractère essentiellement polyphonique du récit cinématographique. Cette situation entre les nivaux de récit est plus autrement plus complexe qu’en littérature (et qui permet au double récit, oral et audiovisuel,de s’y manifester pleinement), n’est peut-être pas étrangère au fait que la narratologie filmique est particulièrement sensible à la hiérarchisation des instances.

Dans un film, le double récit est hiérarchisé, et c’est la parole qui opère les débrayages narratifs. Prenons, toujours dans Les Silences du palais, le cas de la vieille servante Khalti Hadda, clouée à son lit car elle souffre de cécité et de vieillesse. Alia lui rend visite dans la chambre qu’elle ne quitte plus. La vieille servante commence à raconter ce qu’elle sait concernant la naissance d’Alia : “ La Jnéïna ne pouvait pas avoir d’enfant. Le jour de ta naissance, il [Sid’Ali 129 ] était fou de joie. Toi et Sarra, vous êtes nées la même nuit ”. Si Khalti Hadda fait alors une narration orale, une sous-narration plus exactement, il n’en reste pas moins que le méganarrateur continue, tout au long de ce récit verbal, à la montrer, sur son lit, et à nous la faire entendre et, donc, à poursuivre, “ lui ” aussi, son récit. Un récit audiovisuel celui-là, et qui raconte, en nous la montrant, l’histoire du personnage Alia en visite chez la vieille servante du palais, et la faisant (sous-) raconter. Dans ce cas, le double récit se présente comme une concomitance de la “ voix ” (il ne faut pas, ici, prendre ce terme au sens grammatical que lui donne Genette 130 ) narrative du méganarrateur filmique, responsable du récit audiovisuel, et de celle du (sous-) narrateur verbal (Khalti Hadda), responsable du (sous) récit oral.

Là où la situation devient un peu plus retorse sur le plan narratologique, c’est lorsque l’image du narrateur second s’estompe, ici Khalti Hadda sur son lit, au profit de la visualisation du monde diégétique dont elle rend compte. La trame du récit audiovisuel qu’est le film cède alors la place à un sous-récit tout aussi audiovisuel que lui. A la façon du narrateur du premier du récit scriptural, le méganarrateur filmique s’efface apparemment, dans un tel cas, au profit d’un narrateur second qui, tout aussi polyphonique que lui, occupe les cinq canaux de transmission du narrable filmique (Les images, les bruits, les mentions écrites, la musique et la parole). Là aussi, il y a identité entre les matériaux sémiotiques du rapportant (le récit premier qu’est le film Les Silences du palais) et les matériaux sémiotiques du rapporté (le récit second qu’est cette séquence de la naissance d’Alia) et l’on se retrouve face à un phénomène d’invisibilisation du narrateur premier comparable, en apparence du moins, à celui du récit scriptural.

La différence cependant entre les deux situations, c’est que, au sein d’un récit scriptural, le récit rapporté l’est par le truchement d’un véhicule sémiotique dont le responsable, le narrateur second est un usager : le langage verbal (il est un sujet parlant). Ce n’est pas du tout la même situation qui prévaut dans le cas du sous-récit transvisualisé dans le film de M. Tlatli, par exemple celui qui accompagne ou, plutôt, se substitue à la narration verbale de Khalti Hadda (celle-ci n’est pas, en effet, un sujet “ filmant ”). Dès lors que son récit verbal subit sa transmutation dans un langage audiovisuel dont celle-ci n’est pas elle-même un usager, il devient difficile de répondre aux questions “ qui parle? ” et “ qui raconte? ”. De deux choses l’une : ou bien c’est le grand imagier, ou bien c’est le narrateur second. Comme celui-ci n’est pas un usager de langage audiovisuel (la vieille servante n’est censée communiquer avec son narrataire intradiégétique, Alia à qui elle parle, qu’avec des mots), qui raconte alors ce sous-récit audiovisuel? La question mérite d’autant plus d’être posée que ce sous-récit transvisualisé livre des informations qui ne sont pas disponibles à Khalti Hadda (elle raconte des scènes dont elle n’en a pas été témoin : l’accouchement de La’ Mémia 131 , la réunion des seigneurs à l’étage “ supérieur ”). On est alors bien obligé de convenir que le méganarrateur y est pour quelque chose...

Notes
126.

A. Gaudreault, F. Jost, op. cit., p. 11.

127.

G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. “ Poétique ”, 1972, p. 239.

128.

A. Gaudreault, Système du récit, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 128.

129.

Le Sid’ (de Sidi) qui précède le nom de certains personnages masculins est une marque de servilité et signifie Maître.

130.

Genette définit la voix comme “ aspect de l’action verbale dans ses rapports [...] avec le sujet de l’énonciation ”, Figures III, Paris, Seuil, coll. “ Poétique ”, 1972, p. 76.

131.

La’ est un diminutif de Lalla qui signifie maîtresse ou Madam ; il est utilisé en signe de respect.