I.3. Le personnage féminin dans le schéma actanciel

Vladimir Propp 132 proposait d’appeler actants les personnages, qui pour lui ne se définissaient pas par leur statut social ou par leur psychologie, mais par leur “ sphère d’action ”, c’est-à-dire par le faisceau de fonctions qu’ils remplissent à l’intérieur de l’histoire. A sa suite, Greimas propose d’appeler actant celui qui ne remplit qu’une fonction, et acteur celui qui, à travers toute l’histoire en accomplit plusieurs. Greimas 133 aboutit ainsi à un modèle actanciel à six termes : le Sujet (héros), l’Objet (la personne, ou la chose en quête de laquelle part le héros), le Destinateur (celui qui fixe la mission, la tâche ou l’action à accomplir), le Destinataire (celui qui recueillera le fruit), l’Opposant (qui vient entraver l’action du Sujet) et l’Adjuvant (qui, au contraire lui vient en aide). Un seul et même personnage peut être simultanément ou alternativement Destinateur et Destinataire, Objet et Destinateur, Sujet représenté par plusieurs personnages à la fois, etc. L’axe qui joint le Sujet à l’Objet est celui du désir (de la quête), celui qui joint le Destinateur au Destinataire est l’axe de la communication. Cette structure se met en place par rapport à l’affrontement du désir et de la Loi (de l’interdit) qui est bien le moteur premier de tout récit : le premier couple d’actants qui se met en place est celui du sujet et de l’objet du désir, suivant l’axe du désir, le second celui du destinateur et du destinataire de l’objet du désir, suivant l’axe de la loi, le troisième enfin l’opposant et l’adjuvant à la réalisation du désir. En principe, tout récit est descriptible dans ces termes actantiels.Dans la pratique, il est exceptionnel qu’un seul et même schéma actantiel représente l’intégralité d’un récit ; dès que ce dernier est un peu long et complexe, il ne peut être décrit que par plusieurs schémas, chacun correspondant à une définition particulière de l’axe du désir (et de la communication).

Si nous tentons, par exemple, d’appliquer ce modèle à une analyse de Tunisiennes de N. Bouzid, nous nous heurtons très vite à l’obligation de considérer plusieurs “ héros ” (plusieurs Sujets, plusieurs schémas) au fur et à mesure que notre description progresse. Ainsi le début du film pose Amina comme Sujet, l’axe du désir, défini dans le film par sa condition d’aliénée, l’amenant à désirer comme Objet la maîtrise de sa condition (être considérée, par Majid, son mari, comme une égale). Au milieu du film, Majid, son mari, est à la fois Opposant du Sujet-Amina dans sa quête de liberté, et Sujet lui-même par rapport à un autre désir : la maîtrise de sa femme, Amina, et plus tard la séduction d’Aïda, l’adjuvant d’Amina. Naturellement, à chacun de ces couples Sujet/Objet correspondent les quatres autres actants prévus par le schéma.

Ce qu’on appelle d’ordinaire la richesse psychologique d’un personnage ne provient bien souvent que de la modification du faisceau de fonctions qu’il remplit. Au niveau du modèle actantiel, le personnage de fiction est donc un opérateur, puisqu’il lui revient d’assumer, par le biais des fonctions qu’il remplit, les transformations nécessaires à l’avancée de l’histoire. Il en assure également l’unité : le personnage du film de fiction est un peu un fil conducteur, il a un rôle d’homogénéisation et de continuité. Par exemple la fiction dans Tunisiennes centre dans un premier mouvement son actant majeur, Amina, pour très vite le décentrer. Le rapport du sujet-Amina à son mode passe de la connaissance, liée à la connaissance qu’elle a d’elle-même, c’est-à-dire son identité ; au désir de connaissance, liée à la perte de l’identité qui lui a été attribuée au départ. Dans ce film, le personnage-Amina souffre toujours d’un manque instauré par l’écart entre son savoir et ce qui lui échappe, et c’est dans cet écart (que le film, à l’instar du roman, prend les gants d’établir) que vont prendre vie la fiction et le personnage. La fiction, puisqu’elle intervient pour créer et combler l’écart (c’est-à-dire instaurer puis combler le manque), et le personnage-Amina, puisqu’il est à la fois la victime et le porteur de ce manque. Le personnage-Amina, dans la fiction, se trouve donc déphasé par rapport à son milieu, ne disposant alors pour seule ressource que de son imagination pour compenser symboliquement ce dont “ on ” l’a initialement privé.

Le désir de connaissance porté au compte du personnage-Amina (qui est aussi désir de sa propre reconnaissance en tant qu’individu, dans la mesure où son triomphe doit le réintégrer dans sa position de sujet) et qui trouble le regard, ne fait qu’accroître la concentration du regard du spectateur/lecteur. Le personnage du film, à l’instar de celui du roman, est donc un Sujet dont le savoir, le savoir-faire et l’identité sont fondés et mis en jeu par et pour la fiction, celle-là se clôturant par la reconnaissance du Sujet, par le triomphe du héros.

Il serait intéressant d’appliquer le schéma actanciel à un autre personnage féminin dans Tunisiennes, Aïda.La structure du film fait bien apparaître Aïda comme une victime qui subit la sanction d’une société, mais une victime en partie responsable. C’est ici qu’on peut apprécier une certaine complexité ou plutôt une certaine incohérence (si on en croit les propos de Bouzid qui voulait faire un film pour dénoncer la situation faite à la femme en Tunisie) dans la conduite du récit filmique : la narration tente sans cesse d’accréditer la double quête du personnage :

  1. être une femme “ libérée ” ;
  2. choisir des hommes qui refusent son statut de femme “ libérée ” (à l’instar de son ex-mari et de son compagnon).

La quête 1 et 2 sont en contradiction et c’est ce qui provoque l’échec du personnage car en choisissant un statut de femme “ libérée ”, Aïda est déjà condamnée puisque le processus d’élimination sociale est déjà enclenché et ne peut aboutir qu’à la “ mort ” symbolique de ce personnage : chaque nouvelle tentative, chaque nouvel amour, sont soldés par l’échec. Toute tentative est inefficace au regard de cette société sclérosée dans ses traditions, ça devient presque une fatalité. Nous pouvons préciser cette appréciation par la mise en parallèle des deux schémas actanciels :

Sujet Objet Destinateur Destinataire Adjuvant Opposant
1. Aïda Etre une femme libérée Une certaine solitude morale Elle-même,
son bonheur
Fatiha,
beauté,
intelligence,
instruction,
indépendance
financière
Tradition,
statut de femme divorcée avec enfants
Sujet Objet Destinateur Destinataire Adjuvant Opposant
2. Aïda Trouver un homme qui la comprenne Désir individuel Elle-même Beauté,
liberté
Tradition,
solitude,
statut de femme divorcée avec enfants

La répétition des mêmes opposants pour les deux quêtes montrent bien que le portrait qui est tracé d’Aïda est celui d’une victime accablée par le destin, le destin d’être une femme, divorcée, dans une société qui opprime la libre expression de la sexualité féminine hors du cadre licite du mariage. Aïda se bat farouchement mais le “ destin ” est plus fort : marquée par l’exclusion puisqu’elle vit seule avec enfants, puisqu’elle gère son corps et sa sexualité librement, ses relations avec les hommes ne peuvent connaître une issue sociale et sentimentale satisfaisante. C’est ce qui explique que malgré ses atouts, l’héroïne échoue à chaque nouvelle épreuve. Dans le déroulement classique du roman sentimental les épreuves surmontées (qualifiante et glorifiante) aboutissent à la récompense du héros. Dans le cas d’Aïda, on peut constater que sa quête se solde d’un échec mais en même temps d’une victoire : elle échoue à atteindre son objet, le film se termine sur sa déception d’être à nouveau seule ; mais le film se termine également sur une note d’espoir : Aïda retrouve à nouveau le sourire et envisage même un nouvel amour. Elle continue sa trajectoire vers la lumière.

L’application de l’analyse sémantique au récit filmique est un procédé assez courant dans l’analyse cinématographique. Le modèle actanciel, élaboré à propos du roman, a une portée suffisamment large pour s’appliquer même à des films faiblement narratifs. Un autre moyen d’analyse exposé dans cette étude est celui de l’analyse de l’énonciation. Celle-ci a été proposée, à ses débuts, pour l’analyse d’oeuvres littéraires ; sa portée est cependant suffisamment générale pour en permettre une certaine transposition dans le domaine de la filmologie.

Notes
132.

V. Propp, Morphologie du conte populaire russe, Paris, Seuil, coll. Points, 1970.

133.

A.-J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Seuil, 1966.