II.2. Le narrateur explicite et le “ grand imagier ”

Dans le cas du cinéma, les marques de subjectivité peuvent parfois renvoyer à un regard interne, c’est-à-dire à quelqu’un qui voit la scène, un personnage situé dans la diégèse, tandis que, à d’autres occasions, elles tracent en creux la présence d’une instance située à l’extérieur de la diégèse, une instance extra-diégétique, un “ grand imagier ”. Au cours de son histoire, le cinéma a forgé des procédures d’effacement ou d’atténuation au point que l’on a pu écrire que ‘“ la particularité du texte classique [était] d’occulter complètement l’instance narrative qui le produit, comme s’il était que la simple transcription d’une continuité antérieure et homogène’ ‘ 137 ’ ‘ ”’, de sorte que à la lettre, ‘“ les événements semblent se raconter eux-mêmes ”’. Les raccords de regard, de mouvement, de direction, etc., font partie de ces procédures : ainsi, si la contre-plongée dans certains plans de Halfaouine (cf. plan du rêve), apparaît avec force, c’est qu’elle ne renvoie pas au regard d’un personnage couché à terre, par exemple, et qu’elle semble donc le fait d’un “ grand imagier ” qui parle cinéma.

Pierre Sorlin définit l’énonciation cinématographique comme ‘“ le moment où le spectateur s’échappant de l’effet-fiction aurait la conviction d’être en présence du langage cinématographique comme tel : affirmé par les procédés du ‘‘je suis au cinéma’’’ ‘ 138 ’ ‘ ”’. Cette conviction ne naît pas seulement des traits que nous avons recensés. Elle peut surgir aussi de l’observation de la lumière. Il ne fait pas vraiment nuit dans les films : quand la mère de Hachemi, dans L’Homme de cendres, a éteint toutes les lampes pour dormir, on la voit encore! En effet, la perception de l’énonciation cinématographique est très mal partagée! ‘“ Elle varie selon le spectateur, non seulement en fonction de sa connaissance du langage cinématographique, mais aussi de son âge, de son appartenance sociale et, peut-être surtout, de la période historique dans laquelle il vit’ ‘ 139 ’ ‘ ”’.

Le processus d’énonciation propre à l’image est lié au maniement de la caméra. Nous nous intéressons également au degré de coïncidence entre le regard de la caméra et le regard d’un personnage : autrement dit, nous cherchons à savoir si ‘“ le cadrage ’représente’ le regard d’un personnage, ou seulement celui ’de la caméra’ (= de l’énonciateur du film)’ ‘ 140 ’ ‘ ”’. Ainsi certains plans sont des plans “ anonymes ” (“ nobody’s shot ”), qui ne représentent que le point de vue du narrateur. Par exemple, dans Les Silences du palais, les scènes montrant les ébats “ amoureux ” de Si’Béchir avec les servantes, ou de Sid’Ali avec Khadija, dans les appartements “ d’en haut ”, ne sont pas “ vues ” par Alia. Il y a un écart entre ce qu’est censé avoir vu le personnage principal et ce que nous voyons. Dans ces scènes, les images nous montrent des multiples actions dont la narratrice Alia n’a pu être témoin.

En revanche, les plans filmés du point de vue du personnage principal Alia, représentent le regard qu’elle porte sur les femmes et les hommes du palais. Ils sont ce que Browne appelle un “ regard récit ” (“ depicted glanse 141  ”). Concluant plus largement sur la question de l’énonciation, Browne déclare que, pour lui, chaque emplacement de caméra, chaque point de vue, constitue une marque de l’énonciation, corrélativement, le travail du spectateur consiste à établir, en permanence, ce lien entre fiction et énonciation, en passant d’une situation de pur spectateur “ tenu à distance ” (dans le cas des “ plans anonymes ”, des moments rapportés à l’instance narratrice) à un statut actif, l’amenant à s’identifier à l’acte d’énonciation.

Dans tous les cas, si le spectateur n’est pas sensible à l’énonciation, s’il efface mentalement les procédés propres au langage cinématographique, il se trouve rappelé à l’ordre : au-dessus - ou à côté - du narrateur verbal (explicite, intradiégétique et visualisé) qu’il croyait “ sur parole ”, il y a donc un grand imagier filmique (implicite, extradiégétique et invisible), qui manipule l’ensemble du lacis audiovisuel. Cette instance organisatrice, s’il s’agit de fiction, est un narrateur implicite. Cette façon de raisonner sur les instances narratrices du film est très proche de celle que l’on rencontre, à propos de la langue, dans certaines théories linguistiques. Selon le linguiste Ducrot ‘“ il est aussi possible qu’une partie d’un énoncé imputé ’ ‘globalement’ ‘ à un locuteur premier soit néanmoins imputé à un locuteur second [...] de même que, dans le roman, le narrateur principal peut insérer dans son récit le récit que lui a fait un narrateur second’ ‘ 142 ’ ‘ ”’. Dans Les Silences du palais, le locuteur premier, le narrateur implicite, c’est celui qui “ parle ” cinéma au moyen des images et des sons ; le narrateur explicite est représenté par le personnage principal.

Le spectateur a tendance à imputer d’abord le récit à celui qui le revendique explicitement. Ce n’est que dans l’écart qu’il faut dissocier les deux locuteurs et leur attribuer des créances différentes. Pour arriver à départager la responsabilité des diverses instances narratives impliquées dans pareil cas, il faut plutôt examiner attentivement, on l’a dit, les écarts entre les divers savoirs, ce que peuvent avoir vu les personnages, etc. Dans le film de M. Tlatli, il faut bien convenir qu’il y a souvent une collusion entre le méganarrateur filmique et le sous-narrateur verbal (rien qui ne soit montré qui n’ait pu être su d’Alia) qui suppose que le narrateur second utilise, pour sous-raconter, les mêmes moyens que le narrateur fondamental, le sous-narrateur se met à... “ parler cinéma ”. Mais cette collusion n’est pas systématique. On l’a vu avec les séquences des ébats “ amoureux ”. C’est ce qui explique les écarts entre le savoir du sous-narrateur et celui du méganarrateur. Le récit cinématographique est tout particulièrement apte à empiler les uns sur les autres une variété de plans de l’énonciation et, finalement une variété de points de vue.

La présence du méganarrateur est surtout manifeste dans le générique. Dans le début de Halfaouine, le récit commence avant même la présentation du générique. Le passage se fait de la diégèse au générique ; dans celui de la fin, il se fait de la diégèse au générique. Ce procédé est par exemple largement utilisé à la télévision pour accrocher d’entrée de jeu le spectateur. Il “ trahit ” également la présence du grand-imagier qui agence le récit filmique. Tunisiennes s’ouvre sur un plan de la mer qui constitue le fond sur lequel défile le générique. Dans l’ouverture de L’Homme de cendres, le générique fait une immersion totale et de longue durée dans le diégétique : le générique est intégré dans la première séquence du film, celle qui montre des femmes rassemblées en train de faire de la pâtisserie à l’occasion d’une fête. La fin de ce film se fait, à l’inverse, de la diégèse au générique, sans transition, de manière continue et sans changement de plan, celui de Anis, le petit frère de Farfat qui efface l’inscription diffamatoire du mur. Dans sa clôture, le diégétique envahit donc le générique. L’intrication des deux niveaux problématisent la fonction du générique en tant que lieu de l’énonciation du grand imagier.

Notes
137.

M. Marie, “ Analyse textuelle ”, dans J. Collet, M. Marie, D. Percheron, J.-P. Simon, M. Vernet (éds), Lectures du film, Paris, Editions Albatros, (coll. ça/cinéma), p. 24.

138.

P. Sorlin, “ L’énonciation de l’histoire ”, in David wark Griffith, sous la direction de J. Mottet, Paris, Publications de la Sorbonne/L’Harmattan, 1984, p. 306.

139.

A. Gaudreault, F. Jost, op. cit., p. 45.

140.

J. Aumont, M. Michel, L’Analyse des films, Paris, Nathan, coll. “ Université ”, 1988, p. 100.

141.

N. Browne, “ Rhétorique du texte spéculaire ”, in Communication, n°23, 1975, p. 77.

142.

O. Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Ed. de Minuit, 1984, p. 196.