II.3. L’énonciation et l’identité féminine

Dans Les Silences des palais,l’énonciation, sous la forme la plus essentielle de la structure narrative, renvoie à la révélation d’un sujet parlant, Alia. Celle-ci exprime notamment la quête de soi à travers la remontée dans le temps de son histoire et de celle des autres. Tout au long de cette remontée rétrospective, le "Je" de l’énonciation retrouve progressivement son enfance ensevelie sous les strates empilées de l’oubli et s’emboîte étroitement dans le "Nous" qui, tout à la fois, lui permet un effet d’identification qui le révèle à lui même, et le bouleverse dans sa spécificité individuelle. L’imbrication, au niveau des structures narratives, du passé et du présent renvoie au rapport dialectique entre passé, temps de la tradition et du souvenir, et présent, temps de la conscience et de la modernité.

Grâce aux remémorations, le "Je" actuel (Alia adulte) retrouve le "Je" passé (Alia enfant) qui est inévitablement associé au "Je" collectif, le "Nous" (la mère et les servantes). Il est particulièrement significatif d’observer que la recherche de soi s’inscrive dans le contexte d’un dialogue avec les femmes muselées de son enfance. L’association "Je/Nous" symbolise un retour aux sources qui vise à rétablir un rapport avec l’espace de l’enfance. Dans cet espace féminin du passé, l’expression du "Je", bâillonné depuis des siècles, passe par la reconnaissance d’un "Je" collectif que l’indépendance du pays et la modernité ont fait éclater en apparence. Dans la séquence de la photo familiale des seigneurs du palais, le plan fait coïncider l’activité regardante du personnage d’Alia avec celles des autres femmes. Dans la configuration de cette scène, Alia, écartée avec mépris par le photographe, s’en va rejoindre, blessée, sa mère et les autres servantes. Le regard échangé entre elles est significatif : ces femmes comprennent sa douleur. Son regard se soude avec celles-ci pour observer “ la Famille des Beys ” poser dans toute leur splendeur et arrogance.

Ainsi le "Je" de l’énonciation individuelle se mêle au "Nous" pour exprimer un "Je" culturel qui retrace la mémoire collective à travers un récit qui narre l’expérience de femmes soumises jusque là à un silence séculaire. Le "Je" de l’énonciation vise parfois à encadrer le récit : à l’instar de plusieurs romans maghrébins, le film de M. Tlatli commence avec une narratrice-protagoniste qui retrace, pour elle-même ou pour un auditoire, une histoire, notamment celle de sa vie. Cette stratégie narrative peut-être facilement expliquée comme un de ces moyens utilisés par le narrateur, qui en choisissant d’attribuer le récit à un personnage, vise à esquiver une lecture qui identifie aisément narrateur et personnage.