III. Focalisation et points de vue masculin et féminin

III.1. “ Qui voit? ”

La relation récit/histoire (le mode) ou le “ qui parle? ” en littérature, est remplacée par le “ qui voit? ” dans le cinéma. Nous nous basons sur la notion de “ focalisation ” de Genette 143 qui a soulevé les questions concernant le rôle du “ qui voit? ” dans la définition de la quantité d’informations donnée par le récit sur l’histoire racontée. Genette a subdivisé cette notion en focalisations interne, externe et zéro. Dans la focalisation interne, le narrateur adopte le point de vue du personnage et partage le même savoir que lui. ‘“ Le récit fait connaître les événements comme s’ils étaient filtrés par la conscience d’un personnage’ ‘ 144 ’ ‘ ”’. Ce personnage peut être fixe, quand il s’agit d’un seul personnage (Noura dans Halfaouine) ou variable, quand le personnage focal change au cours du récit (Alia et Khalti Hadda dans Les Silences du palais). Dans la focalisation externe, le savoir du narrateur et du personnage ne se recouvrent pas. Le lecteur ou le spectateur n’est pas admis à connaître les pensées ou les sentiments du héros. Par exemple au début de L’Homme de cendres, l’on ne comprend pas pourquoi Hachemi panique tant devant le fait de se marier. Dans la focalisation zéro, le narrateur est “ omniscient ”, il en sait beaucoup plus sur les événements que les personnages. Comme on peut le constater, la focalisation est d’abord définie par une relation de savoir entre le narrateur et ses personnages. Pourtant, au fil des pages, Genette en vient à prendre en compte un autre facteur : le voir. Ainsi, lorsqu’il ‘évoque “ la scène du fiacre dans ’ ‘Bovary’ ‘, qui est entièrement racontée selon le point de vue d’un témoin extérieur et innocent’ ‘ 145 ’ ‘ ”’.

Concernant la notion de focalisation, nous nous référons également au travail de F. Jost 146 qui a tenté de reformuler la notion de focalisation de Genette au cinéma en remplaçant la focalisation zéro par la focalisation spectatorielle. Jost a également introduit d’autres distinctions comme l’auricularisation (l’écoute) et l’ocularisation 147 (le regard, l’oeil de la caméra) ; ‘“ l’ocularisation caractérise la relation entre ce que la caméra ’ ‘montre’ ‘ et ce que le personnage est censé ’ ‘voir’ ‘ 148 ’ ‘ ”’. Pour traiter la narration filmique, F. Jost sépare le raconter du voir. Le voir est défini comme un point localisable dans l’espace c’est-à-dire la place assignée à la caméra et à la mise en scène, qui est à l’origine du voir. Nous retiendrons également la focalisation qui insiste sur le savoir distribué entre narrateur, personnage et spectateur, tout en concevant que sa distribution peut-être le produit du montage, de la ‘“ place textuelle de la séquence ”’, du son ou de l’image. Il ne s’agit donc ni d’une saisie littéraire de la focalisation, ni d’une acception restrictive.

M. Lagny, M.-C. Ropars et P. Sorlin constatent, comme F. Jost, que la focalisation littéraire est difficilement transférable au cinéma. Ils éliminent ou rectifient la focalisation externe et zéro car elles vont au delà de ce qui est attestable par le personnage ou la caméra, c’est-à-dire par le voir. Ils remplacent d’une part, la focalisation externe par la focalisation interne caméra 149 . D’autre part, ils rejettent la focalisation zéro considérant que la définition genettienne réfère non à la vision mais au savoir. Nous maintenons toutes les focalisations, à l’exception de la focalisation zéro que nous remplaçons, à la suite de F. Jost, par la focalisation spectatorielle ; l’enjeu de la focalisation étant en dernier lieu le spectateur. C’est la raison pour laquelle les définitions que nous proposons se situent résolument du côté de celui-ci. Nous entendons par focalisation externe l’instance où, par le truchement d’un procédé quelconque (montage, organisation audiovisuelle, etc.), l’intelligibilité de l’information échappe au spectateur. Par focalisation interne, nous signifions la maîtrise, par le spectateur, de l’information déléguée par le(s) personnage(s), et ce par le truchement de l’image ou du son ou de leur combinaison. Par focalisation spectatorielle, nous entendons les déductions ou inférences que le(s) personnage(s) sont incapables de faire, et auxquelles procède le spectateur. Des trois focalisations, la focalisation interne est celle qui permet de déterminer le point de vue du personnage dans la fiction et d’établir par conséquent le type d’enchaînement séquentiels.

Notes
143.

Genette, op., cit., p. 206-207.

144.

F. Jost, “ Le regard romanesque : Ocularisation et focalisation ”, Hors-cadre, n°2, Paris, 1983, p. 68.

145.

Ibid.

146.

F. Jost, “ Focalisations cinématographiques : De la théorie à l’analyse textuelle ”, Fabula, n° 4, 1984, p. 9.

147.

Il s’agit d’une ocularisation interne lorsque la caméra épouse l’oeil (“ le regard ”) du personnage; de l’ocularisation zéro “ lorsque la place de la caméra ne vaut pour aucune instance diégétique à l’oeuvre dans la fiction ” (c’est le cas par exemple des films de reportage où le cameraman s’éclipse derrière les images) ; et de l’ocularisation externe lorsque la caméra est placée en dehors des personnages. F. Jost ne retient pas cette dernière, parce qu’elle lui semble très labile et se confond facilement avec l’ocularisation interne. Ainsi, “ la photo d’un personnage qui regarde de profil dans le lointain sera aussi bien une ocularisation externe sur le personnage qu’une ocularisation interne sur l’operator ” (F. Jost, “ Narration(s) : en deçà et au delà ”, Communication, n° 38, 1983, pp. 4 -5).

148.

F. Jost, L’OEil-Caméra. Entre film et roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1987, 2e éd. revue et augmentée, 1989, p. 87.

149.

M. Lagny, M.C. Ropars, P. Sorlin, “ Le récit saisi par le film ”, Hors-cadre, n°2, 1984, pp. 99-121, p. 107.