III.2. La focalisation du personnage-narrateur

Le récit filmique indique les qualifications différentielles des personnages, leurs rôles thématiques, leurs fonctions actancielles par des moyens spécifiquement cinématographiques (nombre de plans, cadrages, mouvements d’appareils, évolutions des acteurs dans le plan, d’un plan à un autre, etc.) Tout s’ordonne en fonction du “ héros ” : fiction, personnages secondaires, décors, production, tournage. L’interprétation par un personnage principal a pour effet l’effacement des autres personnages, de façon bien plus radicale qu’un héros de récit écrit supplante les autres rôles : c’est que ce privilège se traduit par une présence physique envahissante (nombre de plans, fréquence des premiers et des gros plans, actions, etc.) Tunisiennes fait partie des rares films à personnage collectif ou à personnages multiples égaux en statut structural. La hiérarchie des acteurs détermine les statuts filmiques et diégétiques (distribution des rôles et des fonctions actantielles). Sur le plan narratif, ‘“ la place du personnage central est ambiguë : le film focalise ’ ‘sur’ ‘ lui mais aussi ’ ‘par’ ‘ lui . En d’autres termes, le spectateur voit le héros et voit avec lui’ ‘ 150 ’ ‘ ”’. Par ailleurs, ce que le spectateur voit ce sont essentiellement des actions ; le héros se définit devant lui par ce qu’il fait. C’est en ce sens que le héros filmique se situe entre acteur (on ne peut oublier que l’on regarde un acteur) et actant : un visage et un corps de vedette embrayent la fiction. Par exemple, le récit dans Halfaouine est conduit du point de vue de Noura, en focalisation interne sur lui, mais avec des plans en focalisation par lui : on le voit regarder, découvrir, on voit ce qu’il voit.

L’histoire d’Alia et de sa mère est un véritable chassé-croisé des focalisations interne et spectatorielle, interne parce que c’est Alia qui voit sa mère (elle l’espionne constamment), et spectatorielle car, par exemple, la scène de sa mère et de Sid’Ali allongés dans la chambre de celle-ci est doublement montrée. Elle est, en premier, exposée uniquement au spectateur (plan moyen). Le spectateur se trouve ainsi dans une position privilégiée. C’est la raison pour laquelle on peut parler de focalisation spectatorielle. Dans un deuxième lieu, la même scène, avec le regard que Alia jette par la fenêtre, est reprise et accentuée par la caméra (plan rapproché). Dans Les Silences du palais, la narration est partagée entre le narrateur qui détient en quelque sorte le pouvoir de dire et de montrer, et le personnage d’Alia qui usurpe le savoir-voir. Le savoir devient un enjeu entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas et distingue Alia du spectateur qui voit et entend séparément les deux personnages féminins, et qui voit et entend par la suite Khadija grâce à Alia. Seule Khadija demeure dans l’ignorance. Le personnage d’Alia occupe simultanément les niveaux de la fiction et de la narration. Sa place dans cette dernière lui confère une position privilégiée qui est à la limite plus importante que son savoir diégétique et ses rôles thématiques de fille et de rebelle.

Dans Halfaouine, le récit filmique est en focalisation interne puisqu’il est restreint à ce que peut voir le personnage principal. Cela suppose que celui-ci soit présent dans toutes les séquences, même celle qui montre Salih et Latifa enlacés dans l’intimité de la chambre du cordonnier. Cette restriction des événements au savoir d’un personnage n’implique pas en revanche que nous partagions toujours son regard, comme le postulait la théorie littéraire. Noura est, par exemple, absent de la séquence où La’ Jamila lave les pieds de Si Azzouz. Il ne “ sait ” donc pas que son père ordonne à sa mère de renvoyer Latifa de chez eux. Néanmoins, ce qui compte pour la compréhension du spectateur, c’est alors moins la parfaite correspondance entre ce qu’a vu le personnage et ce qu’il sait qu’une cohérence globale du montage. Dans ce cas, le spectateur doit être prêt à effacer certaines incohérences tant le raccord avec la position du personnage et celle du narrateur est impossible.

Dans L’Homme de cendres, surtout au début du film, plusieurs plans sont à ranger dans le registre de la focalisation externe. En littérature, on définit parfois la focalisation externe par le fait que les événements sont décrits de l’extérieur sans que nous pénétrions dans la tête des personnages. Or il convient de remarquer que, même sans l’aide de la voix off, le spectateur peut très bien partager les sentiments de Hachemi ou savoir ce qu’il éprouve par la seule codification de son jeu d’acteur, de sa gestuelle, de ses mimiques, etc. (surtout qu’il parle très peu). L’extériorité de la caméra ne s’assimile donc pas à une pure négation de l’intériorité du personnage. Dans le premier flash-back, au début du film, L’extériorité, pour être pertinente du point de vue de la distribution des informations narratives, amène une restriction de notre savoir par rapport à celui de Hachemi. Nous ne voyons, en fait, que la partie du visage d’un petit garçon qui regarde, par une fente, un autre petit garçon se débattre, le corps frêle encerclé et immobilisé par des bras poilus d’un homme. Cette image réduit notre savoir quant à l’identité des personnages montrés. De cette ignorance naît l’énigme. Ce procédé affiche la volonté du narrateur de ne pas nous donner toutes les informations d’un coup pour exciter la curiosité du lecteur ou du spectateur. Il ne faut donc pas s’étonner que ce régime focal se trouve très souvent en début de film.

Peu de films adoptent un seul type de point de vue tout au long du récit. La focalisation varie au cours d’un même récit filmique en fonctions des sentiments ou des émotions que l’on veut faire passer. Si de telles variations existent, c’est qu’il importe, selon les moments du récit ou selon le genre du film, de mettre le spectateur dans des positions différentes. Globalement, la focalisation interne permet l’élucidation progressive des événements : nous découvrons les choses en même temps que le personnage (Les Silences du palais). La focalisation externe peut enclencher le film ou poser une question que le récit s’efforcera de résoudre (L’Homme de cendres). Quant à la focalisation spectatorielle, nous l’avons assez répété, c’est, dans les films, le moteur du suspense.

Notes
150.

F. Vanoye, Récit écrit-récit filmique, Paris, Nathan, coll. “ Université ”, 1989, p. 136.