Avant d’être un signifiant du point de vue des personnages, un cadrage donné est aussi un signifiant du point de vue de l’instance narratrice et de l’énonciation. Par exemple, certaines “ vues ”, quoique très brèves et composées d’un seul plan, supposent un emplacement de caméra et corrélativement, le point de vue d’un observateur. L’image est d’abord une vue au sens premier du mot, supposant un point de vue, c’est-à-dire un point où l’on dispose la caméra. Par exemple, chez N. Bouzid, la distance la plus fréquente dans Tunisiennes est celle du gros plan lorsqu’il s’agit de monter les femmes : ni trop loin ni trop près, la distance exacte qui permet d’assurer, et de traduire en images, l’univers féminin et la complicité des trois personnages féminins face à la même cause. Inversement, les hommes sont filmés de manière à visualiser la radicale séparation entre l’opérateur et les sujets filmés ; dans ce cas la mise en scène du tournage affiche cette distanciation.
Nous avons prélevé dans le corps des films, une série de plans qui tentent de rendre compte de la totalité du système visuel du film, en corrélation avec la logique du déroulement filmique. Les traits caractéristiques du cadrage et du point de vue dans le film renvoient à une réflexion sur la perception visuelle : les relations sémantiques entre les plans n’existent que par leur coïncidence avec des relations visuelles. Toujours est-il que cette analyse reste une analyse textuelle, une analyse du récit, qu’elle n’a rien d’une analyse d’images. Dans ce cas, nous n’insistons pas sur le travail autonome de la caméra par rapport au récit, c’est-à-dire nous n’insistons pas sur les cas dans lesquels le point de vue adopté par la caméra, et ses variations (notamment dans les dits “ mouvements de la caméra ”), sont plus ou moins indépendants de la position des personnages.
Le stéréotype ou l’arbitraire du regard se glisse subrepticement dans l’écriture du texte filmique. Les regards sur/des femmes dans la production littéraire et cinématographique visent à rectifier le point de vue (des espionnes, des voyeurs...) ou à nuancer le jugement que le lecteur/spectateur pourrait y prêter. Le regard se trouve souvent chargé de valeurs péjoratives ou mélioratives selon la position, le statut et le sexe du personnage dans la pyramide des structures sociales refigurées dans le texte.
Les films choisis reproduisent la polarisation des regards pour ensuite analyser cette zone neutralisante où peuvent s’établir des ponts de communication entre les femmes et les hommes. A titre d’exemple, alors que dans Tunisiennes, les femmes sont présentées en tant qu’objets du regard, le réalisateur N. Bouzid s’en prendra au mari aussi bien qu’au père du personnage féminin, Amina, pour les transformer en objet de spectacle, exposé au regard de tous. Dans l’oeuvre de M. Tlatli, Les Silence du palais, le regard “ volé ” de la petite fille Alia s’apparente à celui de “ voyeuse ” dans la mesure où le sujet-regardant se cache, n’établit aucun contact avec les autres. C’est un regard à sens unique. Les réalisateurs des films critiquent un autre regard, celui des “ épieuses ” ou des “ voleuses ”, car elles se font complices du statu quo et perpétuent l’objectivation de la femme en légitimant le patriarcat. Par exemple dans Les Silences du palais, la vieille servante Khalti Hadda a pour mission la surveillance des autres servantes du palais qui finissent par se rebeller contre elle. Dans le même film, le regard de l’épieuse circule à double sens entre Alia et sa mère Khadija. Dans certaines séquences de Halfaouine, Noura est épié, par la femme muette qui sera à l’origine de son renvoi du hammam.
Dans les films du corpus, les regards circulent entre les personnages mais en aucun cas entre le personnage-acteur et le spectateur. L’interdit du regard direct (entre spectateur et acteur) possède une double logique : d’un point de vue ontologique, il propose une limite et définit l’espace de l’écran comme virtuel, produit de l’imagination ; structurellement, il crée un biais, une différence entre la vue du personnage et celle du spectateur. ‘“ L’interdit rend possible d’occuper, d’un point de vue fictionnel, le champ visuel de quelqu’un d’autre. Il crée une sorte d’espace lisible où le spectateur doit nécessairement participer’ ‘ 151 ’ ‘ ”’. Dans les films du corpus, les personnages se regardent les uns les autres. Il arrive qu’un personnage en regarde un autre qui est momentanément hors-champ, ou bien soit regardé par lui. C’est le cas de plusieurs séquences de Tunisiennes qui réunissent Amina et son mari. Leur regards ne se croisent jamais. Souvent L’un regarde l’autre quand il est hors-champ. Si nous avons franchi un cran, c’est que ‘“ tout hors-champ nous rapproche du spectateur, puisque le propre de ce dernier est d’être hors-champ’ ‘ 152 ’ ‘ ”’ ( le personnage hors-champ, ou contre-champ, a donc un point commun avec lui : il regarde l’écran).
Dans la séquence du repas familial au début de Tunisiennes,la famille est rassemblée au complet pour décider du mariage de l’un de ses fils, Moëz. La conversation dérive sur le refus d’Aziza, la cadette de la famille, de se marier. Amina, qui s’est tenue à l’écart de ce débat, finit par intervenir pour plaider en faveur de sa soeur: ‘“ Aziza ne veut pas se marier jeune. Elle a raison. Au moins, elle n’a pas étudié pour rien. C’est son choix, c’est sa vie. Ne forcez pas le destin ! Ce n’est pas facile de trouver un homme qui la comprenne ou vous voulez la marier à un inconnu, par mariage arrangé, comme moi !”’ Le plan suivant (photo n° 6) nous montre un échange de regards entre Si M’hamed, le père d’Amina et Majid. Suite à cet échange, Majid intervient : ‘“ Amina! arrête! Qu’est-ce que tu as contre le mariage arrangé et les convenances ? Ne te mêle plus de ça! Ces histoires ne te regardent pas et tu ne les comprends pas! ”’. S’ensuit l’échange, rapide, de regards entre un Majid courroucé et une Amina chancelante qui quitte la pièce en lançant ‘“ je ferais mieux de me taire ”’. Ce regard illustre la structure rhétorique fondamentale de la séquence. Juste avant cet instant critique, Amina transgresse un code social bien compris des gens présents dans la pièce puisque chacun se retourne : une femme n’intervient pas quand les hommes ont la parole. La mise en scène de cet échange de regards dépeint, en termes de pur et d’impur, les alliances et les exclusions à l’oeuvre dans la structure sociale du groupe.
Les deux personnages échangent simultanément leur regard, mais au niveau de l’énonciation, le regard de Majid est autorisé, tandis que celui d’Amina est dépossédé. Le travelling, qui part de la place de Majid sur la terrasse, tire sa force énonciative de ce qu’il correspond, ou se réfère, à une concentration de l’attention de Majid. En s’annonçant de la sorte comme une force “ subjectivante ” d’un regard, il sert de moyen formel pour faire avancer l’action en introduisant une variation scalaire. L’énonciation a beau favoriser Majid, comme place et figure d’autorité, de préférence à une proscrite hésitante et désemparée, l’échange n’en demeure pas moins un moment de tension dramatique et une figure représentative, car le narrateur, par un effet emphatique de distance, (le gros plan), porte à l’appui d’Amina une certaine présence, dramatiquement efficace. L’énonciation, qui prend comme masque l’autorité du regard de Majid et dépossèd’Amina, intensifie le caractère théâtral de l’épisode par le choix de la distance et par la juxtaposition, et en fait le commentaire par l’asymétrie dans les angles. Le fait que nos sympathies se portent nettement vers Amina au cours de la séquence suggère la force presque irrésistible de la situation présentée dans la fiction. L’incapacité structurale de rendre un regard, l’invisibilité d’Amina, correspondent à sa position dans un milieu social.
Dans certains cas, le regard du personnage hors-champ se trouve “ renforcé ” par le recours à l’image subjective dans une autre de ses variantes baptisée en général “ point de vue du personnage ” : par exemple dans une séquence des Silences du palais nous voyons Khadija dans la cuisine, recroquevillée sur elle-même, en larmes.Le cadrage de cette scène correspond exactement à l’angle sous lequel le personnage hors-champ, Alia, regarde le champ. Les deux figures sont d’ailleurs dissociables : nous savons que la scène de Khadija en larmes est regardée par un autre que nous, par Alia, mais c’est la logique de l’intrigue et une image ultérieure qui nous l’apprend, et non la position de la caméra, qui est fort éloignée de l’emplacement présumé du regardeur hors-champ. Dans un plan extrait de la séquencede dispute du couple Amina Majid/ (Tunisiennes), celui-ci est montrée de face. C’est un plan “ semi-subjectif ” (pris avec l’épaule d’Amina en amorce) qui nous fait partager la vision de celle-ci (photo n°1). L’image antérieure nous le montre debout, à gauche du personnage féminin qu’il regarde furieusement. La représentation d’une partie du corps en premier plan permet aussi de renvoyer à l’oeil-caméra par contiguïté.
Ce qui est vu sur l’écran est relié de diverses manières au regard de certains personnages dans la fiction. Quand l’image n’est vue par aucune instance intradiégétique, aucun personnage, quand elle est un pur plan anonyme, un “nobody’s shot ” comme disent les Américains, on parle d’ocularisation zéro. Le plan renvoie alors à un grand imagier, dont la présence peut être plus ou moins affichée. Plusieurs cas sont effet à distinguer :
Afin de rendre compte en détail de la complexité de la structure de l’énonciation dans la séquence, surtout s’agissant du “ plan anonyme ”, il est nécessaire d’élaborer et d’analyser concrètement le jeu de cette logique généralisée. Par exemple, dans Les Silences du palais, plusieurs plans des servantes du palais sont “ attribués ” à ce que voit Alia malgré l’emplacement de celle-ci dans un angle qui ne coïncide pas avec la prise de vue. La lecture de ces plans comme regard du personnage principal ne requiert pas que la caméra occupe, dans la topographie filmique, le même emplacement que le corps du personnage. Selon l’axe imaginaire de l’oeil-caméra,il est trois attitudes possibles par rapport à l’image cinématographique : soit on la considère comme vue par un oeil et, alors, on la revoie à un personnage (Noura dans Halfaouine, Alia dans Les Silences du palais), soit le statut ou la position de la caméra l’emporte et on l’attribue à une instance externe au monde représenté, grand imagier en tout genre (L’Homme de cendres),soit on tente d’effacer l’existence même de cet axe : c’est la fameuse illusion de la transparence (Tunisiennes).
N. Browne, “ Rhétorique du texte spéculaire ”, Communications n° 23, Seuil, 1975, p. 209.
Ch. Metz, “ Le signifiant imaginaire ”, Communicatiions n° 23, Seuil, 1975, p. 39.
N. Browne, op. cit.,p 210.