IV.1. Entre présent et passé

L’intrigue dans Les silences du palais débute véritablement avec le retour d’Alia au palais. Retour pour quoi? Retour pour qui? Pour réaffronter les zones obscures de l’enfance? Pour réaffronter un amour tranché dans le vif? A aucun moment Alia ne donnera une réponse équivoque.

Du début à la fin des Silences du palais, Alia passe de l’état de narrant (narrateur) à l’état de narré (personnage), mais ce passage n’est pas irréversible, car selon les moments, elle est tantôt en position de savoir et de pouvoir, tantôt en état de dépendance et d’ignorance. Dans ce film, le retour au passé a une amplitude telle que presque tout le film raconte comment le personnage principal s’est retrouvé dans la situation qui motive son récit. Les flash-backs dominent dans ce film et correspondent aux déplacements du personnage principal dans l’espace du palais. Les réminiscences (flash-back) sont souvent provoquées par des voix off de femmes qui chantent et correspondent aux événements important dans la vie d’Alia. Durant sa visite du palais, elle se remémore son passé. Comment comprendre ces rappels et comment le personnage principal s’inscrit-il dans ce parti pris narratif?

Certes il y a un passé et un présent, mais les éléments du passé émergent dans le présent et le contaminent partiellement : les lieux et les objets font resurgir les souvenirs heureux et malheureux avec en parallèle et sur un mode mineur les relations femme-homme. Le récit fait alors correspondre la forme (alternance) au contenu et introduit une comparaison entre la difficulté du passé et la “ facilité ” du présent, ou si l’on veut, confronte la tradition à la modernité. Le passage du “ dedans ” dans le passé au “ dehors ” dans le présent est donc un catalyseur et un élément de transformation. La contiguïté des plans du passé et du présent redéfinit les plans du flash-back qui n’est dès lors plus de l’ordre du souvenir mais un plan au présent diégétique.

Pour marquer le passage du présent au passé, le film de M. Tlatli dispose de procédés divers :

  • la coupe franche, sans transition particulière : en montage sec, l’image du passé succède à l’image du présent (cf. Naissance d’Alia, son “ baptême ”, ). Dans ce cas c’est le dialogue, le décor, les costumes, l’apparence physique des personnages qui permettent au spectateur de se repérer dans le temps. Notons que dans ce film ‘“ le flash-back peut-être long jusqu’à constituer la majeure partie du film ; au point même que lorsqu’on revient au “ présent ”, on avait oublié qu’on était au passé’ ‘ 156 ’ ‘ ”’.
  • Le fondu enchaîné : par exemple la séquence qui commence par Alia se regardant dans un miroir. Une voix-off du passé accompagne le gros plan de son visage. Son image s’estompe peu à peu “ recouverte ” par l’image du passé. Le flou entre les deux images marque le passage du présent au passé (photo n° 3 et 4).

Pour marquer le passage du présent au passé, le film de N. Bouzid dispose des procédés suivants : les scènes de viol sont filmées sous l’effet de ralenti ou d’arrêt sur image (cf. visage d’Ameur, le violeur de Hachemi). Le retour au présent est marqué par la reprise de la vitesse normale. Les changements d’éclairages (les scènes de viol sont toujours filmés dans la pénombre), de tonalités de couleurs ( le présent est filmé en couleurs normales, le passé est filmé en couleurs estompées presque en noir et blanc).

Bien entendu tous ces procédés peuvent se combiner. C. Metz a montré que certains de ces procédés n’étaient pas seulement ponctuatifs puisqu’‘“ ils s’insèrent dans la diégèse en tant que signes de l’effort des personnages, de leur confusion, etc. au moment où le passé vient envahir le présent’ ‘ 157 ’ ‘ ”’. Dans Les Silences du palais,l’histoire proche, celle du présent, et l’histoire plus lointaine, celle du passé, se mêlent sur l’écran, et dans la parole d’Alia qui fait revivre le passé dans l’épaisseur du souvenir et de la souffrance toujours vivants. Dans ce parcours du présent vers le passé, dans cette quête d’un aujourd’hui nourri d’hier, c’est sa propre identité que l’héroïne enfin découvre, elle, fugitive, quittant pour un jour sa vie du “ présent ” à la recherche de l’univers de son enfance. Elle s’exclame à la fin du film ‘“ Je pensais que Lotfi allait me sauver. Je ne suis pas sauvée. Comme toi [sa mère] j’ai souffert, j’en ai bavé. Comme toi, j’ai vécu dans le péché. Ma vie a été une succession d’avortements. Je n’ai jamais pu m’exprimer. Mes chansons ont avortés, et même l’enfant qui est en moi, Lotfi veut que je m’en débarrasse. Mais cet enfant, je sens qu’il a pris racine en moi. Je sens qu’il me ramène à la vie, qu’il me rapproche de toi. J’espère avoir une fille et l’appeler Khadija ”’. Dans ce film, le couple Alia/lotfi se défait rapidement dans la constatation irritée d’une irrémédiable différence. Leur liaison amoureuse se meurt dans la communication impossible, la séparation, la peur de la solitude qu’elle engendre. L’image de l’enfant dont est enceinte Alia est semblablement déceptive et déchirée : il est l’enfant rêvé, le frère possible, le double attendu, mais il est menacé par l’avortement, il n’arrivera peut-être pas à naître. Ne restent que l’enfermement et sa forme paroxystique dans les cris de souffrance ou dans l’obsédante thématique de la solitude. Le personnage/narrateur Alia fait appel au flash-backs pour se remémorer des souvenirs d’enfance très douloureux. Néanmoins, elle est parvenue au terme de sa recherche, en allumant le “ vif du passé ”, à se retrouver, et à faire un choix individuel dans sa vie du présent (garder l’enfant).

En effet, l’héroïne des Silences du palais est une jeune femme tiraillée entre l’écoute de ses propres désirs, garder l’enfant qu’elle porte, et l’écoute des désirs de la société, c’est-à-dire se faire avorter car la société condamne les mères célibataires. Son identité individuelle est en conflit avec l’identité collective. Ce tiraillement la mène à effectuer un pèlerinage, un retour au palais, lieu de son enfance, dans l’espoir de reconstituer une identité morcelée. Son retour peut signifier une tentative de se ressourcer au sein de la collectivité ; comme il peut signifier un échec car elle se sent incapable de résister seule aux lois de la collectivité.

Alia est en fait une héroïne “ néo-maghrébine 158  ” qui retourne provisoirement dans le passé, son lieu d’enfance. Ce retour peut symboliser un retour à la source, aux origines. Dans ce cas, le retour n’est pas vécu comme une régression mais plutôt comme ‘“ [...] un mouvement naturel [...] d’involution, non de projection de soi vers l’avant ou vers l’arrière. La régression est un mouvement circulaire qui comporte des passages successifs par les mêmes lieux, mais selon des circuits différents’ ‘ 159 ’ ‘”’ Le retour du personnage féminin à l’espace de ses origines, symbolise un retour sur soi-même afin de se ressourcer et récupérer de l’énergie. Une fois la boucle est fermée, l’héroïne retourne à l’espace du départ, le présent, où elle poursuit son chemin avec la même détermination.

Le retour d’Alia est une sorte d’“ autopsie à vif ”, un dévoilement en public qui renoue avec la transgression de l’interdit du dévoilement physique dans la vie pratique. Le double interdit -ne pas être vue, ne pas être entendue - est anéanti dans l’univers du film. Son retour est non seulement une reconquête de l’espace interdit, lointain et proche ; mais également une reconquête de sa propre identité recouverte par l’identité collective. Le choix d’être une femme célibataire est une provocation à la société et à la virilité triomphante des hommes qui redoutent de voir les femmes dépasser leur unique rôle biologique, l’enfantement dans le cadre licite du mariage. Une séquence des Silences du palais qui réunit Alia et Lotfi montre la peur de l’homme devant le désir de la femme d’être mère en dehors du cadre licite du mariage :

  • Lotfi : C’est un mauvais moment à passer. Dans deux jours, tu n’auras plus ce poids dans le ventre.
  • Alia : Et après, ça recommencera. Chaque avortement est une douleur. A chaque fois, je sens que c’est une partie de moi qui s’en va. Je veux le garder.
  • Lotfi : Tu es folle! Je pensais que le sujet était clos! Un enfant a besoin d’un nom, d’une famille, d’un mariage!
  • Alia : Je ne te demande pas de m’épouser. Une chanteuse ratée...
  • Lotfi : Arrête Alia! Tu te tortures et tu me tortures. Tu sais combien je t’aime. Tu m’es très chère.
  • Alia : Tu as toujours le dernier mot. demain je me ferai avorter. Ma tête va exploser.

Nous voyons à travers la réaction de Lotfi que le pouvoir du mâle, en tant que créateur de la famille, et organisateur de la société, se trouve ainsi bafoué par une capacité d’exister en dehors de lui. Pour Alia c’est donc au sein du palais que s’accomplissent les retrouvailles avec une identité perdue. En effet, au bout de ce processus rétrospectif, Alia rompt les amarres avec l’identité collective. Néanmoins en choisissant de garder l’enfant, elle est contrainte à une identité d’exilée, de fugitive. De la sorte, l’exil est imposé par le choix d’un destin personnel. L’itinéraire dans le palais est parallèle à l’itinéraire de la vie d’Alia. Dans son retour il y a un retour dans et sur le passé qu’on fouille fébrilement pour y retrouver aussi les petits et rares instants de bonheur afin de le pacifier et d’aller vers un apaisement. Le retour est pour la protagoniste une force salvatrice. Elle se guérit de ses douleurs passées, de sa culpabilité et de sa nostalgie pour pouvoir voler librement vers sa vie de jeune femme et de jeune mère célibataire. Après sa visite au palais, et au passé, Alia décide de garder le fruit de ses amours avec son amant. Elle affirme ainsi son droit à faire son bonheur et son malheur comme elle l’entend, et elle rompt avec la loi rétrograde de la société représentée par son compagnon. Ce film est fondamentalement optimiste car il est celui d’une “ battante ” qui ne craint pas les ruptures.

Notes
156.

Ibid.,p. 156.

157.

C. Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968, p. 157.

158.

“ la néo-maghrébine, c’est-à-dire de la génération qui prend le contre-pied de la tradition à laquelle les mères ont été soumises ” (D. Brahimi, Maghrébines. Portraits littéraires, Paris, L’Harmattan-Awal, 1995, p. 169).

159.

Ibid., p. 152.