IV.2. Flash-backs, mémoire et souvenirs

Dans L’Homme de cendres, le narrateur/ personnage fait appel au flash-back pour se remémorer des souvenirs d’enfance très douloureux. Selon Marc Vernet, ‘“ le terme semble devoir désigner, dans le film narratif, un brusque et bref (flash) segment autonome qui se situait dans le “ passé ” par rapport au “ présent ” de la fiction (back)’ ‘ 160 ’ ‘ ”’. Les réalisateurs l’utilisent surtout en montage sec pour illustrer les éclairs qui traversent la pensée d’un personnage.

Dans le cas le plus fréquent où un personnage évoque un événement passé, on voit le personnage devenir songeur quand il commence à raconter ou à se remémorer le fait, son image s’estompe peu à peu alors que se précise l’image du passé (fondu enchaîné). C’est le cas dans L’Homme de cendres où le récit est ponctué de plusieurs flash-backs, toujours concernant le même souvenir douloureux d’enfance. On voit, en effet, le personnage principal, Hachemi, se remémorer à plusieurs reprises les scènes de viol subies par lui et son ami d’enfance Farfat, dans l’atelier où ils apprenaient la menuiserie. ‘“ Le souvenir des scènes de viol reviennent par éclairs à Hachemi. Leur pouvoir de suggestion est fonction de leur saisissante brièveté. Quelle que soit la part de la censure dans le choix de ce traitement, il apparaît tout à fait judicieux et efficace, parce que le spectateur est amené à imaginer ce qu’il ne voit pas, et parce que toute autre représentation relèverait soit du documentaire, soit du voyeurisme’ ‘ 161 ’ ‘ ”’.

Le flash-back peut intervenir, dans un film narratif, à divers moments et avoir, selon les cas, plusieurs sens connotés, même si en règle générale il dénote essentiellement un fait de mémoire. Il peut donc indiquer, après un temps de confusion (le signe à emploi ponctuatif), un souvenir “ apparaissant ” dans l’esprit d’un personnage après qu’il a vu un objet ou entendu une phrase ou un mot. Dans L’Homme de cendres,le flash-back démarre sur une répétition, le “ présent ” ayant répété un élément du “ passé ” (cf. l’inscription sur les murs ‘“ Farfat n’est pas un homme ”’ provoque le flash-back du viol, symbole de la perte de la virilité) ; et/ou par un empiétement (la bande-son relevant du passé, son de violon accompagné de sons de battements du coeur, se faisant entendre dans la séquence au “ présent ” ou vice-versa).

Le flash-back peut d’autre part, doublant cette fonction de rappel, visualiser le récit d’un personnage afin d’épargner au spectateur la monotonie d’un long discours et d’une image statique. Mais la monotonie évitée n’est pas la seule justification de ce type de flash-back. Il peut enfin, en mettant alors très nettement l’accent sur le trouble, se substituer au récit d’un personnage pour concrétiser une très vive remémoration, une quasi-réactualisation de la scène passée. Dans L’Homme de cendres, le viol n’est jamais mentionné, il est uniquement montré en flash-back. ‘“ Le flash-back a généralement dans la fiction un rôle de description et d’explication : il vient, au moment choisi, livrer la clé d’une énigme, justifier l’attitude, le caractère, le rôle d’un personnage. Il a donc une fonction de supplément d’information pour le spectateur ou le héros-enquêteur’ ‘ 162 ’ ‘ ”’.

Dans ces scènes, le récit sonore renforce l’énoncé visuel rendu ambigu à cause de l’absence de dialogue. La fonction du flash-back, dans ce cas, est de compléter un manque ou une omission : ainsi pour expliquer le caractère renfermé de Hachemi et la raison de son refus du mariage, on reviendra aux scènes de son passé. Son refus est peu à peu éclairé par un traumatisme qu’il a subi dans son enfance (viol). De surcroît, la fonction informative se double d’une fonction narrative dans la mesure où, intervenant au sein de la fiction, le flash-back en retarde et modifie le cours. De plus, si les analepses 163 externes apportent des détails nécessaires à la compréhension de la diégèse, elles ont aussi pour effet de suspendre et de retarder l’accomplissement de certains événements. Le flash-back a donc une fonction de suspense, car pendant que Hachemi “ raconte ” la scène passée, le temps “ présent ” de la fiction initiale coule et l’action n’avance pas. De plus, son “ récit du flash-back ” laisse le spectateur dans l’attente de ce qui va lui arriver dans la diégèse : finira-t-il par se marier? Surmontera-t-il sa peur de la sexualité et des femmes?

Marc Vernet fait remarquer que ‘“ le flash-back est toujours doté d’une vérité certaine’ ‘ 164 ’ ‘ ”’. Qu’il s’agisse d’un témoignage ou d’un simple souvenir, la partie en flash-back est donnée comme “ plus vraie ”, plus essentielle que la partie “ au présent ”. Cette notion de vérité joue d’ailleurs aussi bien par rapport à la bande-images (les images du flash sont plus vraies que celles du “ présent ” dans la mesure où celles-là sont censées déterminer celles-ci) que par rapport au simple discours d’un personnage : les images du flash-back sont “ plus vraies ” que les paroles car, grâce aux codes de l’analogie, elles donnent une plus grande impression de réalité (la caméra est en quelque sorte plus objective que le discours parlé d’un personnage). Cela est aussi dû au fait que le flash, par son caractère d’intervention extérieure dans la fiction, est souvent ressenti comme une intervention de l’instance narrative elle-même, comme un commentaire de l’auteur. Et si un personnage peut dissimuler quelque chose à un autre personnage, l’auteur ne saurait mentir au spectateur. Le flash acquiert alors le statut de référent fictionnel 165 .

Il faudrait donc distinguer le flash-back énoncé du point de vue d’un personnage du flash-back produit par l’intervention de l’instance narrative. Dans le cas du flash-back “ à une voix ” la vérité des images est généralement plus forte que celle des mots. Lorsque Alia (Les Silences du palais) raconte son histoire, elle regarde plusieurs fois dans le vague : on a l’impression qu’elle voit les images qu’elle est en trainde décrire verbalement. Cette codification du regard accompagne parfois l’enclenchement des sous-récits. Dans le second cas, on ne met pas en doute la parole du narrateur - grand imagier 166  : le flash-back acquiert un caractère d’authenticité absolue et, par là, de complément indispensable aux images du “ présent ”. Le narrateur explicite et le grand imagier est également présent dans le cas d’un “ flash-back ordinaire dans lequel un ‘“ personnage se met en situation de ’ ‘conteur’ ‘ 167 ’ ‘ ”’, par exemple Khalti Hadda qui raconte à Alia sa naissance et son “ baptême ”. Après quelques phrases de son récit, des images nous montrent l’accouchement de Khadija, la fête organisée quand Alia a atteint l’âge d’un an. Comment s’opère ce passage du “ dit ” au “ montré ”?

Pour comprendre l’histoire du film, le spectateur doit supposer que la narratrice de cette séquence, Khalti Hadda, assume la responsabilité de ce récit audiovisuel qui vient “ recouvrir ” les images nous montrant son acte narratif. Il doit supposer, en tous cas, que l’“audiovisualisation ”, la “ transsémiotisation ” est fidèle au récit verbal de Khalti Hadda. C’est au nom de ce postulat de sincérité que le spectateur est prêt à accepter de nombreuses bizarreries ou à les gommer mentalement : le fait que la narratrice elle-même est, dans le monde diégétique de l’histoire qu’elle est en trainde raconter, montrée de l’extérieur, le fait aussi que chacun des personnages a sa propre voix et pas celle du narrateur, le fait encore que tout nous est montré en détail (faits, gestes, décors) alors que la mémoire de la narratrice devrait être limitée, etc. Ces bizarreries, qui font véritablement “ paralepse ” car elles donnent des informations qu’on ne devrait pas avoir, sont des conventions que le spectateur accepte pour croire à la diégèse, pour s’identifier aux personnages et à leur point de vue.

Dans Les Silences du palais, la forme la plus courante du flash-back s’accompagne des transformations sémiotiques suivantes :

  • passage du passé linguistique au présent de l’image et, très généralement, du perfectif à l’imperfectif. Dans le plan précédant le premier flash-back du film, celui de la naissance d’Alia, le temps de l’imparfait est utilisé : ‘“ La Jnéïna ne ’ ‘pouvait’ ‘ pas avoir d’enfants ; le jour de ta naissance, il ’ ‘était’ ‘ fou de joie... ”’. Le premier plan du flash-back passe au temps du présent : ‘“ Ali tu me ’ ‘donnes’ ‘ le tournis. Assieds-toi! ”’ ;
  • différence d’aspect entre le personnage narrateur dans le “ présent ” de l’histoire et celui dans le flash-back. La représentation visuelle change puisque le personnage d’Alia enfant est joué par une autre actrice. De plus du changement de l’apparence visuelle, il y a aussi les modifications de l’âge, de l’habillement, etc. ;
  • modification de l’ambiance sonore ;
  • transposition du style indirect (récit verbal) en style direct (dialogues).

Toutefois, il peut arriver que les images, les mots et les sons entretiennent des relations beaucoup plus complexes, donnant naissance à une temporalité spécifiquement cinématographique. C’est ce qui arrive dans Les Silences du palais notamment dans les scènes où l’héroïne se remémore des souvenirs provoqués par ses déplacements dans l’espace du palais : par exemple nous la voyons d’abord, au “ présent ” dans un plan de cet espace, mais nous entendons des voix off de femmes du “ passé ” qui chantent. Le plan suivant, celui du flash-back, nous montre la source sonore, les servantes qui lavent la laine dans la cour du palais. Le récit mélange donc deux temporalités diégétiques différentes, d’une façon qu’un roman ne peut rendre : nous sommes à la fois dans le passé et le présent, dans un lieu et dans un autre, dans l’imagination et dans la “ réalité ” (du moins dans celle qui est suggérée et supposée par le premier niveau de récit). Comme on le voit, il importe donc, pour analyser le film, de tenir compte à la fois des analepses décelables dans le langage et des indices temporels que nous fournit l’image.

Dans Les Silences du palais, la mémoire/flash-back est utilisée dans les structures narratives, notamment par le biais d’Alia, personnage/narrateur qui fait appel à la mémoire pour reproduire un discours narratif dans lequel elle s’exprime à titre individuel et à titre collectif. Le personnage principal part donc à la recherche de ses racines et retrouve ainsi la mémoire. Dans la culture maghrébine, la mémoire a été longtemps utilisée par les hommes pour raconter et analyser les femmes. Certaines femmes, dont M. Tlatli, s’érigent contre ce fait, et revendiquent le rôle des femmes pour parler des femmes. Ce film représente un processus de remémoration, souvent douloureux et éprouvant, mais exorciste et cathartique. Le recours à la mémoire, sert à entreprendre un voyage introspectif qui convoque des souvenirs épars, tour à tour valorisés et méprisés. Le procédé de flash-back dote le texte filmique d’une dimension mnémonique qui aurait pour but la constitution d’une identité personnelle. L’identité profonde est recouvrée, dans cet itinéraire de récupération de soi, avec ses tatouages immémoriaux mais aussi ses failles et ses déchirures.

La mémoire oscille entre absence et présence (cf. plans où Khalti Hadda relate des événements “ oubliés ” par Alia). Tantôt elle subit les contre-coups du temps, et se dérobe donc au personnage, tantôt elle surgit de façon soudaine et puissante. L’oubli subit la même valorisation/dévalorisation que la mémoire. Il est aussi bien automatique, car inéluctable, que volontaire, car désiré. Il est parfois ardemment souhaité pour fermer des blessures ravivées par la mémoire. Khalti Hadda recommande à Alia d’oublier le passé car elle peut en devenir “ folle ”. L’oubli est aussi redouté car il estompe la mémoire et peut représenter une mort symbolique. La lutte contre l’oubli est nécessaire pour consolider et constituer l’identité individuelle menacée par l’identité collective.

L’histoire du film est construite en boucle. Partie de l’aventure individuelle, elle passe par la découverte du sujet collectif, le “ sujet culturel 168  ” enraciné dans la sororité des servantes du palais, unies par la même histoire, et aboutit à la découverte du sujet individuel. On peut penser que ce parcours à permis au sujet individuel de se démarquer et de se délivrer du sujet culturel auquel il s’identifiait, la mère et toutes les femmes soumises. L’intérêt de la découverte cinématographique est l’émancipation du “ je ” par rapport au “ nous ”. L’étape du film, en l’aidant à faire ce parcours du “ je ” au “ nous ” dont elle avait été coupée par sa fuite du palais, pour revenir finalement au “ je ”, lui a permis d’avancer vers les retrouvailles avec elle-même. En se cherchant, en se racontant, c’est toutes les femmes “ silencieuses ” qu’elle exprime. Néanmoins, la voix d’Alia se distingue de la masse indistincte des femmes du palais, son personnage change et évolue tout au long du film. Les travaux de M. Vernet 169 montrent que les personnages d’un film ne sont jamais ou rarement identiques à eux-mêmes du début à la fin, qu’ils se transforment sous l’influence des autres personnages de la fiction. Ce film est l’itinéraire d’une émigration de type “ spirituel ” au sens large, d’une investigation, d’une libération. Se remémorer c’est se quitter soi-même, savoir se regarder en face et savoir oser, sur le chemin de la récupération de soi, plonger dans les profondeurs du passé. Dans Les Silences du palais, le chant et la musique jouent un rôle important dans la libération du personnage principal. Le générique de l’ouverture des Silences du palais commence par le travelling d’une cérémonie de mariage et des inscriptions (titre du film et équipe de réalisation), avec en parallèle la voix off d’Alia qui chante, et s’achève par une image d’Alia en train de poursuivre son chant. Le générique musical déborde pour toucher à la diégèse. La musique participe activement à l’histoire de ce film puisqu’elle contribue à changer la destinée du personnage principal. Grâce à la musique, Alia a pu se distinguer des autres esclaves du palais, se libérer de ses chaînes et se lancer dans une carrière de chanteuse. La musique contribue donc à l’univers diégétique.

Notes
160.

M.Vernet, “ Flash-back ” dans J. Collet, M. Marie, D. Percheron, J.-P. Simon, M. Vernet (éds), Lectures de films, Paris, Editions Albatros, (coll. ça/cinéma), p. 96.

161.

D. Brahimi, Cinémas d’Afrique francophone et du Maghreb, Paris, Nathan, 1997, p. 109.

162.

M. Vernet, op. cit., p. 97.

163.

Genette appelle analepse (du grec -lepse signifiant prendre et ana- après) l’évocation a posteriori d’un événement antérieur au moment de l’histoire où nous nous trouvons (G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 15).

164.

M. Vernet, op., cit., p.97.

165.

Ibid., p..98.

166.

A. Laffy fut le premier à introduire ce terme (A. Laffay, Logique du cinéma, Paris, Masson, 1964).

167.

A. Gaudreault, F. Jost , op. cit., p. 49.

168.

E. Cros, “ D’un sujet à l’autre ”, Sociocriticism, Vol. IX, 2 (N° 18), Montpellier, p. 21.

169.

M. Vernet, “ Personnage ” dans J. Collet, M. Marie, D. Percheron, J.-P. Simon, M. Vernet (éds), Lectures de films, Paris, Editions Albatros, (coll. ça/cinéma), p. 67.