V.1. Halfaouine et le chant envoûtant

Dans Halfaouine, la musique extradiégétique construit une isotopie de contexte entre les différents événements : la même musique instrumentale occidentale avec guitare et piano est associée au tragique des moments forts (renvoi de Noura du hammam des femmes, arrestation de son ami Salih). Elle maintient “ le cap connotatif ” qui définit similairement les situations : la solitude, la tristesse et la mélancolie du petit garçon. L’aspect illustratif de cette musique est progressivement recouvert par la signification qu’elle confère aux rapports de Noura et des femmes et des hommes qui l’entourent. Elle est “ un son producteur libre ”, car elle établit au fil du récit une analogie entre la cassure avec le monde féminin (expulsion du hammam) et la cassure avec le monde masculin (Salih était le seul ami et confident de Noura). Dans Halfaouine, la musique extradiégétique n’a pas l’importance de la musique diégétique qui est soit concomitante, soit parallèle aux bruits ambiants. La musique populaire tunisienne qui envahit l’univers diégétique est la source où puise l’imaginaire masculin pour pallier le manque et l’absence des femmes.

La musique est aussi déterminante que la parole dans la saisie des personnages. La musique extradiégétique oriente la signification globale du récit. Ses récurrences illustratives transcendent sans aucune distinction tous les espaces diégétiques. Dans Halfaouine, la musique recouvre des espaces hétérogènes, ceux des hommes et ceux des femmes. Sur un air du luth, Salih chante l’amour et la passion. Sa chanson aura fait un parcours et traversé les espaces (cour/chambre) et les personnages (hommes/femmes). Elle symbolise la voix du désir qui s’infiltre à l’intérieur de l’espace interdit des femmes. Elle surprend agréablement les femmes qui expriment leur appréciation par des youyous. Elle prend corps dans un espace de séduction et de subversion. En effet, elle “ s’adresse ” principalement aux femmes et suscite l’attention de Latifa qui y répond par un chant qui, à son tour, jette le trouble dans l’espace des hommes. Au boucher qui s’extasie, séduit par la voix de Latifa ‘“ Quelle voix sublime! Qui est-elle? ”’, Si Azzouz répond outré : ‘“ Reprends tes esprits voyons! ”’ La réponse de Latifa à Salih défie les règles de bienséance.

Dans cette séquence, la musique diégétique réfère à une situation très précise : l’intrigue amoureuse entre ces deux personnages. Elle participe à l’élaboration du monde de valeurs du récit, distingue leur niveau de référence et oriente les définitions des personnages. La musique et le chant distinguent les deux personnages, les spécifient et préfigurent leur programme narratif (cf. le plan suivant les réunit enlacés dans la chambre de Salih). Parce qu’elle est le substrat du sentiment amoureux, la musique bouleverse les principes des rapports entre les deux sexes et en subvertit les codes. La musique et le chant recouvrent la structure alternée des plans des hommes et des femmes et amoindrissent l’écart qui les sépare. Ils désignent les rapprochements faits ou à faire entre les deux mondes et se conjuguent aux grands axes sémantiques véhiculés par les personnages.