V.2. Tunisiennes et le mal d’amour

On emploie parfois le terme d’extradiégétique à propos de la musique lorsque celle-ci intervient pour souligner ou pour exprimer les sentiments des personnages, sans que sa production soit localisable ou simplement imaginable dans l’univers diégétique. C’est le cas bien connu des violons qui vont irruption, dans les films classiques quand, le héros va rejoindre nuitamment l’héroïne. Cette musique joue un rôle dans la diégèse (elle signifie l’amour) sans en faire partie comme la nuit, la lune, le vent dans les feuilles, etc. Dans Tunisiennes, l’air du violon de Slah apparaît toujours dans la maison d’Aïda, espace exclusivement féminin où il est le seul homme autorisé. La musique de Slah s’insinue dans le vide d’un espace réglementairement “ évacué ” par les hommes. Elle est une complainte mélancolique d’un temps à traverser, d’une solitude à vaincre et à briser.

Un plan montre Slah déclarant sa flamme à Amina en lui jouant du violon. Cette dernière répond en esquissant des pas de danse. Ces deux personnages appartiennent à des réseaux complémentaires. L’air du violon comble le vide et recoupe indirectement l’interdit de l’amour auquel Amina doit se soumettre (elle est mariée). A la fin du film, Slah et Amina se rejoignent tous les deux brièvement dans le champ amoureux (un plan nous les montre enlacés). Mais cette assignation se fait sur un tracé labile et implicite et non sur des lignes franches, car le réel de la diégèse la couvre tout en l’alimentant. Si chacun des deux personnages évoque, à sa façon, la solitude et le désir, le dernier plan du film établit l’impossibilité d’une réelle rencontre entre eux. Amina use de la démarche du contre-modèle de “ bent familia ”, de fille de bonne famille (elle se laisse aller dans les bras d’un autre homme que son mari) mais garde ses distances vis-à-vis de lui. Elle refuse les valeurs dominantes de l’institution du mariage tout en restant “ la fille de bonne famille ”. Amina s’ouvre avec prudence sur le changement en reconduisant dans les nouveaux espaces l’obéissance, le sérieux et le respect pour mieux faire taire les attributs du corps sexué.

La dernière séquence du film nous montre Slah dans les escaliers jouant au violon en compagnie de son petit chien. Un plan alterné nous montre Majid dans le même décor, les escaliers, sur le même fond sonore, attendant Amina. Une distance sépare Slah et Amina et les redispose dans leur situation initiale respective. Ces deux plans posent dans le même mouvement les cadres prescriptifs qui maintiendront en parallèle et dans une perpétuelle tension les problématiques des rapports entre les sexes. L’actualisation de l’air du violon accentue les divergences entre les sexes et participe simultanément à la mise au jour de la question des rapports de sexe, précisément de la relation impossible d’Amina et Slah.

La “ musique tunisienne légère 171  ” qui apparaît pour la première fois dans le générique de Tunisiennes connote l’espace du dehors ou, si l’on veut, une idée de la liberté. Son caractère libre est confirmé tout au long du récit par sa présence, d’une part dans les scènes d’“ évasion ” des personnages féminins : la plage, la rue, la ville et, d’autre part, dans les plans de voiture, moyen de transport moderne, qui ramène Amina chez elle. Sa réitération (sa répétition à chaque fois que Amina se trouve à l’extérieur) rend effectifs son inscription et son ancrage dans l’espace du dehors/ ville et tend à effacer la torpeur et la suffocation qui dominent l’univers d’Amina dans sa maison.

Musique connotant la liberté et renvoyant à l’origine de l’énonciation, à la place d’où le film parle, la “ musique tunisienne légère ” ponctue la scène finale du film (cf. Majid attendant Amina dans les escaliers de l’immeuble d’Aïda) en investissant l’espace même où se trouve Majid. Son élargissement progressif (trois femmes, Amina, Majid) représente dans cette scène finale l’argument ultime du discours filmique sur l’adhésion de Majid aux idées de sa femme, notamment la redistribution des rapports entre les sexes. Ces accointances musicales et thématiques qui dénotent les transformations vécues par Majid sont d’autant plus signifiantes qu’au début du récit, il était incapable de la moindre compréhension quant aux besoins de sa femme. Cette musique contribue à expliquer la séquence du triomphe final d’Amina. Elle l’infère et la prépare. Le spectateur est alors mis devant la dure, lente et inexorable “ montée ” d’Amina et son accès à la conscience. La “ musique tunisienne légère ” constitue un cycle fermé car elle contribue le début et la fin du récit. Néanmoins, ce cycle est brisé par une ligne droite ascendante qui non seulement transforme les rapports des femmes et des hommes mais également les rapports des femmes entre elles.

Notes
171.

Nous l’avons dénommée ainsi à cause des instruments qui y sont utilisés (derbouka, flûte, luth) et sa cadence un peu sautillante et joyeuse.