V.3. L’Homme de cendres et “ Autant en emporte le vent ”

Contrairement à l’ensemble des bruits qui contribuent à la création d’une certaine vraisemblance et aux ambiances, le vent est au centre de la dichotomie ou de la bifidation déjà présente dans la musique de L’Homme de cendres. Dans sa première occurrence, le vent est extradiégétique et correspond à un simple fond sonore. Dans le titre en arabe “ le Vent du Sud ”, le vent lui-même peut-être compris comme une métaphore des transformations radicales dans la vie des personnages du film. Dans une séquence consacrée spécialement au vent, une juxtaposition de plans sans dialogues nous montre la destruction par le vent de toute l’installation spécialement conçue pour le mariage du personnage principal, dans une palmeraie (sur des dizaines de poteaux, un tente gigantesque a été montée pour abriter 2000 personnes). Toutes les prières et les incantations de la mère n’y font rien : ‘“ Vous les Saints ne m’abandonnez pas! Protégez nous de ce vent! ”’, ‘“ je vous promet une visite où le sang coulera [offrandes] ”’. Plus que les autres bruits qui sont souvent mis en sourdine pour mieux mettre en relief le dialogue ou la musique 172 , l’objet-vent donne une épaisseur aux événements.

Dans sa deuxième occurrence, le vent est diégétique. Il est un “ nouveau souffle ” qui sape les bases de la tradition et transforme les rapports des hommes entre eux. Les personnages confirment cette signification en évoquant exclusivement le vent du Sud, Rih el sid, reconnu pour être un vent particulièrement dévastateur. Le vent anticipe sur les événements et est récupéré diégétiquement. La mère de Hachemi parle métaphoriquement du vent et l’interprète comme un mauvais signe prémonitoire, une préfiguration d’un autre drame à venir ‘: “ ce vent ne prévoit rien de bon ”’ dit-elle. La confrontation mère/fils qui suivra est ponctuée par un vent fortement diégétisé et localisé, et se fait en deux temps. Après la confrontation, Hachemi se réfugie dans sa chambre (un plan) où le son du vent continue à servir de fond sonore. La concordance du son et du discours de Hachemi forme un temps d’arrêt qui réactive le second moment de sa réaction : il sort de sa chambre, crie son refus de se marier à sa mère et quitte la maison.

Le passage du vent du niveau extradiégétique au niveau diégétique se fait progressivement et par à-coups. D’extradiégétique, il devient diégétique, d’une part comme amorce du conflit mère/fils (pour la première fois Hachemi repousse violemment sa mère et refuse tout contact physique avec elle) et, d’autre part, comme incitateur de conflit : Hachemi ose pour la première fois exprimer à tout le monde son refus du mariage. Le caractère extradiégétique de la première occurrence du vent (destruction de la tente) le canalise dans le procès de l’énonciation, et l’absence de parole et des autres bruits lui confère une signification en soi en transformant en désignatif des trajectoires empruntées par le récit. Dans la deuxième occurrence, il est au contraire l’objet d’un commentaire diégétique. Il est juxtaposé aux claquements des portes, aux morceaux de pierre qui se détachent du plafond, aux vitres cassées, aux chaises écroulées et à l’affrontement mère/fils. Cette hiérarchie des niveaux et des fonctions confirme l’hypothèse de la minorisation relative de son statut extradiégétique au regard de son statut diégétique. Le bruit du vent esquisse l’univers des valeurs du récit et est sous-jacent au développement de ses grandes lignes. Dans cette séquence, la présence du vent dans deux espaces (extérieur et intérieur) n’affecte pas l’unité de sa signification. occupant ces deux lieux, il a une fonction de liaison et d’encadrement. Qu’il soit instigateur de désordre (la ruine qu’il laisse après son passage) ou l’entité mise en sourdine dans le monde du dedans, il annonce dans les deux espaces l’imminence de la dislocation et de la dissémination (annulation du mariage, éclatement de la famille).

Dans L’Homme de cendres, il est également question de musique/son diégétique. Les flash-backs défilent sur la même bande sonore : air de violon accompagné d’un son des battements. Ce son amplifié pourrait être comparé au son des battements du coeur d’un foetus. Pas de justification directe de ce son, puisqu’aucune image ne nous montre la source de ces battements du coeur, pas de justification indirecte, puisque rien n’atteste la présence d’un “ coeur ”. A partir du moment où ces sons ne sont pas contradictoires avec l’idée que l’on peut se faire d’un tel décor, on a tendance à accepter cette ambiance sans la remettre en doute.

Les sons martelants et battants ponctuent les plans de viol (cf. dans la pénombre de l’atelier : gros plan sur les bras poilus d’Ameur qui emprisonnent les corps fluets des petits garçons ; plan d’ensemble et plan moyen sur les deux petits garçons qui se débattent, etc.) et tendent à faire assimiler les scènes de viol avec les scènes de tension dans le film (cf. conflit de Farfat avec son père, conflit de Hachemi avec ses parents, Hachemi en présence de la prostituée). C’est essentiellement ce son qui est dispersé dans le texte filmique et contamine différents lieux (rue, maison, atelier, maison close). Mais au-delà de ces déplacements, ce sont les correspondances entre sons et situations qui sont les plus signifiants, car elles désignent les univers sémantiques privilégiés par le récit. Le son intervient donc plusieurs fois, dans des lieux différents, mais dans les mêmes circonstances de tension. Dans ce cas, la liaison audiovisuelle perd sa vraisemblance (le lieu de l’action a en effet changé). A l’évidence, le son raconte autre chose : l’évolution thématique de la fiction vers la crise (sexuelle) du personnage principal (la première fois, il avait été lié à la “ non-virilité ” de Farfat, les deux autres fois à celle de Hachemi). Une telle utilisation du son, relativement rare, est très proche de l’utilisation des leitmotive, ces configurations musicales que présentent les opéras de Wagner ou de Berg pour signaler au spectateur une action sous l’action principale 173 . Le viol est un double “ leitmotiv ” : il apparaît plusieurs reprises dans la “ partition ” thématique et sonore du film.

Dans le film de N. Bouzid, le thème de la seule chanson du film, fait alterner un couplet et un refrain qui provient d’une célèbre chanson grivoise. Les paroles, chantonnées, dont le film n’utilise que des phrases décentes, modulent un seul motif : le regret du bon vieux temps, celui de la jeunesse pour Mr. Lévy, et celui de l’enfance pour Hachemi. Comme le dit le refrain : ‘“ Je me souviens du temps où les rues étaient en folie. Les quartiers ont perdu leur magie. Les préaux ne chantent plus. Les patins ne sont plus en fête. Les toits fondent en larmes au départ des hirondelles ”’. Musicalement, le thème est celui d’une chute, d’un regret... D’abord purement instrumental, puis chantonné, il va peu à peu revêtir ses paroles, être communiqué par le vieil juif à Hachemi.

Notes
172.

A. Gardies écrit à propos de cette opération que : “ Le travail sur l’intensité, dans la pratique dominante, paraît avoir pour tâche essentielle d’assurer le confort d’écoute du spectateur tout en préservant l’impression de réalité. Ainsi le réglage moyen devient de règle, particulièrement lorsque plusieurs sons occupent simultanément la piste ” (A. Gardies, Approche du récit filmique, Paris, Albatros, 1981, p. 58).

173.

F. Jost explique ainsi le leitmotiv musical : “ tandis que la ligne mélodique porte par exemple les événements qui se déroulent sur scène, une autre partie de l’orchestre joue un thème qui sera attaché plus tard ou qui a déjà été attaché à une autre action. Le cinéma peut emprunter ce chemin et devenir au sens plein un double récit ” (A. Gaudreault, F. Jost, op. cit., p. 30).