L’espace est une donnée incontournable que l’on ne saurait négliger dès lors qu’il est question de récit : la plupart des formes narratives s’inscrivent dans un cadre spatial susceptible d’accueillir l’action à venir. Le récit cinématographique, quant à lui, ne souffre pas d’exception. L’aspect monodique de la matière de l’expression à laquelle le narrateur du récit scriptural a recours (la langue) l’oblige à exercer constamment une certaine forme de discrimination : il ne peut décrire à la fois, et en même temps, l’action et le cadre dans lequel celle-ci a lieu. La co-occurrence spatiale, la synchronie, la simultanéité sont un idéal impossible à atteindre pour le narrateur scriptural. Au contraire, le récit filmique représenté dans les films du corpus, parce que la matière de l’expression que sont les images mouvantes le lui permet et, même, l’y oblige pratiquement, s’est fait fort de “ dire ” (de signifier) d’un seul coup, en une seule venue, tous les événements qui se produisent simultanément dans l’espace du film. Le narrateur du récit écrit traite donc séparément (successivement) deux événements dans un seul et même espace. Pour cette raison, le roman du XIXemesiècle a mis en place toute une panoplie de procédés destinés à introduire les descriptions et à les séparer du récit lui-même.
Dans un récit filmique, en effet, l’espace est pratiquement toujours présent, il est pratiquement toujours représenté. Les informations narratives relatives aux coordonnées spatiales y sont, par conséquent, et quel que soit le cadrage privilégié, fournies en abondance. Quels que soient les objets que le cinéma nous présente, ceux-ci sont décomposables en parties plus petites, même lorsqu’on a affaire à un plan rapproché. Même le gros plan est un bon exemple de la capacité du cinéma à livrer une quantité indéfinie d’informations (au nombre desquelles les informations de type spatial). Une séquence de Tunisiennes est un exemple de cette ‘“ polyphonie informationnelle du média cinématographique ’ ‘ 174 ’ ‘ ”’. Dans cette séquence, Amina s’examine méticuleusement le visage dans un miroir. L’amplification de l’information se fait par le passage du plan général d’Amina au très gros plan de son visage dans un mouvement de la caméra qui va jusqu’à hauteur de ses yeux. Dans ce plan, elle commence par toucher ses cheveux ternes, elle examine ensuite attentivement son visage triste, touche sa peau et palpe les ridules autour de ses yeux et de sa bouche.
Par le truchement de la mobilisation de la caméra d’un cadre locatif à l’autre, à la faveur du passage entre deux plans, le grand imagier a réussi à acquérir un don jusqu’alors réservé aux dieux (et aux romanciers...), l’ubiquité. Cette fameuse ubiquité est effectivement fort importante en ce qui nous concerne, dans la mesure où elle dote le grand imagier de possibilités narratorielles qui demeuraient jusque-là l’exclusivité du narrateur verbal. Grâce à elle, l’activité narrative du grand imagier filmique se compare avantageusement à celle du narrateur romanesque.
La caméra établit un lien spatial entre le regardant et le regardé. Plusieurs études ont montré comment les divisions de l’espace cinématographique (les plans, les photogrammes, les cadrages, les coupures entre les différents espaces) sont réaménagées, travaillées et enveloppées par la diégèse. De nombreux travaux ont également montré comment les récits de fiction réduisent l’espace à sa composante diégétique, comment l’apparente homogénéité fictionnelle se construit sur un espace divisé et fissuré, et finalement comment cet espace est récupéré par le déroulement diégétique et par les sutures réalisées par le spectateur lui-même.
L’agencement de l’échelle des plans, du point de vue (au sens spatial du terme), la place des protagonistes, la direction de leurs déplacements, leurs arrêts, la direction de leurs regards et l’emplacements de leurs corps construisent pour le spectateur des manières de voir et d’être. Le cadrage fractionne l’homogénéité diégétique de l’espace qui est rassurée par les relations du champ et de son hors champ qui construisent l’espace cinématographique et qui jouent sur la présence/absence des objets.
Le hors champ est essentiellement lié au champ, puisqu’il n’existe qu’en fonction de celui-ci ; ‘“ il pourrait se définir comme l’ensemble des éléments (personnage, décors, etc.) qui, n’étant pas inclus dans le champ, lui sont néanmoins rattachés imaginairement, pour le spectateur, par un moyen quelconque’ ‘ 175 ’ ‘ ”’. L’un des moyens de communication entre le champ et le hors champ est les diverses interpellations directes du hors champ par un élément du champ, généralement un personnage. Le moyen le plus couramment utilisé est le “ regard hors champ ”, mais on peut inclure ici tous les moyens qu’a un personnage du champ de s’adresser à un personnage hors champ, notamment par la parole ou le geste. Champ et hors champ appartiennent l’un et l’autre à un même espace imaginaire parfaitement homogène, que nous désignerons du nom d’espace filmique ou scène filmique.
Les recherches de A. Bergala 176 montrent que le champ oriente continuellement notre regard vers le hors champ et que la continuité dramatique et narrative est le résultat des tensions qui les traversent. Les gestes, les regards, l’écoute nous déportent vers un hors champ imaginaire. ‘“ Chaque emplacement correspond à une position de la caméra et constitue un marqueur d’énonciation qui présente la scène depuis un lieu géographique différent et instaure ainsi une ’ ‘vue’ ‘ 177 ’ ‘ ”’. Or chaque emplacement entretient un rapport particulier et complexe, géographiquement et en ce qui concerne la logique de la liaison établie, avec le déroulement de la fiction. Par exemple, dans L’Homme de cendres, la disposition géographique des personnages se définit selon les rapports entre les sexes. En effet, malgré le fait qu’ils se retrouvent, lors du repas, dans la même pièce, les femmes et les hommes forment deux cercles bien séparés et ne se regardent pas. Ainsi le plan qui montre les femmes est pris non pas depuis un point sur la droite où les hommes sont assis, mais depuis un point sur la gauche que personne n’occupe réellement. Ce plan, vue générale de la tablée, est un plan “ anonyme ” qui ne représente que le point de vue du narrateur ; c’est un “ nobody’s shot ” (photo n° 2).
A. Gardies, op. cit., p. 49.
J. Aumont, A. Bergala, M. Marie, M. Vernet, Esthétique du film, Paris, Nathan-Université, 1983, p. 11.
A. Bergala, Initiation à la sémiologie du récit en images, Paris, Cahiers de l’audiovisuel, 1970, p. 124.
N. Browne, op. cit., p. 203.