CHAPITRE IV
LE COUPLE IMPOSSIBLE

I. Un bref aperçu sur la condition de la femme dans la Tunisie post-indépendante

Les Silences du palais se situe dans la Tunisie pré-indépendante. Tunisiennes, Halfaouine et L’Homme de cendres se situent dans la Tunisie post-idépendante.Après la lutte nationale et l’indépendance de la Tunisie en 1956, la situation de la femme changea considérablement. Par rapport au reste des pays arabes, la République Tunisienne paraît avoir pris un maximum de libertés avec l’idéologie religieuse. Les tendances de l’ex-président Habib Bourguiba, formé à la Faculté de Droit de Paris, seraient plutôt laïques. A la différence du Maroc et de l’Algérie, des tendances résolument novatrices étaient apparues depuis longtemps en Tunisie. Très tôt, certains journaux tunisiens s’étaient intéressés à la place des femmes dans le monde, faisant écho aux mouvements féministes européens. H. Bourguiba, président de La République de 1956 à 1987, a particulièrement insisté sur la nécessité d’intégrer les femmes dans ce processus du développement. Grâce à Bourguiba, la République tunisienne a été la première, dans le monde arabo-musulman, à promulguer un code, la Majalla, qui est celui qui prend le plus de libertés avec le droit islamique ou la charia. Le 13 août 1956, un Code du Statut Personnel (CPS) est promulgué qui donne aux femmes des droits inédits dans le monde arabe en supprimant la polygamie et la répudiation, en instituant le divorce par consentement mutuel et en autorisant l’adoption.

En Tunisie, les hommes au pouvoir en sont venus à se demander comment modifier les comportements si profondément enracinés. Ils ont dû entreprendre de remettre en question l’idéologie patrilignagère et l’idéologie religieuse qui la conforte. Cela n’a pu être opéré qu’avec l’appui de l’appareil religieux. Appui ou dépassement comme a pu le faire dans le passé et dans d’autres circonstances le président Bourguiba. Dans une certaine mesure, la volonté de Bourguiba a eu pour conséquence l’anticipation du droit par rapport aux faits. Une bonne partie de la population tunisienne demeure réticente à cette politique. En effet, le droit souvent précède les faits. C’est ce qui s’est produit en Tunisie où les observateurs soulignent l’‘“ écart important entre les droits accordés aux femmes et la pratique ’ ‘ 178 ’ ‘ ”’, au point que la possibilité accordée aux femmes d’épouser des non-musulmans en 1956 a dû être retirée en 1973.

Depuis l’indépendance, le destin de la femme tunisienne est désormais lié à celui du peuple, sa spécificité féminine est engloutie dans le terme englobant les deux sexes : le peuple. Le système politique exclut et gomme l’individu sexué qui est absorbé dans le collectif. La relation femme-peuple démontre que malgré le souhait affiché de “ modernité ”, la femme est censurée dans le domaine public. Les militantes de la cause féministe relèvent que l’ignorance et l’éloignement des femmes de la sphère publique et politique a contribué à un relâchement 179 . En fait, l’existence et les revendications de la femme sont pensables uniquement quand elles s’insèrent dans la notion de peuple.

Jamais de mémoire d’arabo-musulman, les femmes n’ont eu autant de droits qu’en Tunisie, d’autant qu’elles peuvent aussi, selon la loi, travailler, se déplacer à l’étranger, posséder et diriger une entreprise, sans avoir à solliciter l’autorisation du père ou du mari. Pour autant, la femme n’est pas l’égale de l’homme au regard de la loi tunisienne. Malgré l’ouverture de la Tunisie sur l’actualité occidentale et sa “ nudité profane ”, les codes de l’Islam et de l’honneur restent assez présents dans la Tunisie actuelle. Les rapports entre les sexes restent donc, et ce malgré de considérables changements opérés dans la société tunisienne, régis par ces deux codes qui connaissent certes aujourd’hui des modifications mais l’essentiel de leur conception persiste. Les résistances aux changements sont encore très fortes. L’écriture atteste l’existence du Coran et de la Sunna (la tradition du prophète) et rejette parfois farouchement toute tentative qui s’éloignerait de leurs enseignements. Tous ces facteurs ne font que creuser davantage le fossé de la séparation des hommes et des femmes dans la Tunisie contemporaine.

La sociologue Zakya Daoud explique ainsi la séparation entre les sexes dans la Tunisie d’aujourd’hui. Selon elle, la référence des Tunisiennes était, vingt ans après l’avènement du bourguibisme, le regard masculin. ‘“ Entre elles, les femmes avaient perdu toute complicité, toute affectivité, d’ailleurs niées au départ pour cause de traditionalisme. Mais peu à peu, elles ont eu le sentiment de s’être ainsi mutilées, de rentrer dans un monde d’hommes, et de s’y être, quelque part, perdues ’ ‘ 180 ’ ‘ ”’. Les femmes se rendaient compte que leur libération était subversive et remettaient en cause toute la domination patriarcale. Plusieurs féministes, à l’instar de Amal Ben Aba, ont décalré que ‘“ Le séparatisme des sexes est alors la condition, pour que les femmes construisent leur force’ ‘ 181 ’ ‘ ”’. La notion de différence paraît irréductible à celle d’égalité et le féminisme peut-être aussi vu comme une revendication de marginalité. Après avoir investi l’espace public, vécu la mixité à l’école, à l’université, au travail, les Tunisiennes décident de créer un espace fermé aux hommes! C’est une frontière et une rupture volontaires opérées de la façon la plus neutre possible par un groupe de femmes qui ne se retrouvent ni dans le discours officiel qui exige une reconnaissance exempte de critique, ni dans l’opposition de gauche qui trouve le féminisme déplacé et même inconvenant. La frontière des sexes continue donc à être un sujet brûlant, sans cesse remis en actualité aussi bien par les femmes que par les hommes. L’un des films du corpus, Tunisiennes, parle justement de la séparation entre les sexes dans la Tunisie contemporaine. Il esquisse le portrait de la Tunisienne d’aujourd’hui, décrit le monde des femmes, d’une part entre elles, et d’autre part en la co-présence des hommes. Ce film expose également la notion de couple, phénomène relativement nouveau dans la tradition patriarcale tunisienne où le couple était jusqu’à présent englouti dans la communauté. On découvre, à travers les images filmiques qui montrent le couple, la notion de frontière et de rupture, volontaires et involontaires, entre deux mondes régis par la division sexuelle puissamment présente dans la codification des rapports entre les sexes en Tunisie.

Notes
178.

M. Zamiti-Horchani, “ Les Tunisiennes, leurs droits et l’idéee qu’on s’en fait ”, Peuples méditerrannéens, n° 22-23, janv.-juin 1983, p. 51-61.

179.

Z. Daoud, Fémininsme et Politique au Maghreb. Sept décennies de lutte. Eds EDDIF, Casablanca, Maroc, 1996, p. 285.

S. Bessis, S. Belhassen, Femmes du Maghreb : l’enjeu, Paris, Editions J.-C. Lattès, 1992, p. 121.

180.

Z. Daoud, op. cit., p. 7.

181.

A. Ben Aba, “ Clore pour éclore : à l’aube du féminisme tunisien ” dans A. Ben Aba, Tunisiennes en devenir II. La moitié entière, Tunis, Afturd/Cérès productions, 1992, p. 135.