II.1. Fatiha et l’exil du coeur

Fatiha dans Tunisiennes vit en décalage par rapport à son entourage. Elle se sentait étrangère aussi bien sur son territoire, sa terre natale, Alger, que sur le territoire de l’exil, Tunis. L’exil dépasse dans ce cas la notion réductrice du territoire pour se définir comme le précise Malika Mokeddem par rapport à la famille, à l’entourage socio-économique, à la culture ambiante et pas par rapport à un territoire. Et Frederick Ivor Case qui confirme ‘“ la solitude qu’on vit dans sa culture, dans sa famille, dans sa propre tête et dans la signification de son propre être s’avère l’exil le plus profond et le lieu d’aliénation le plus significatif’ ‘ 182 ’ ‘ ”’. Depuis, Fatiha a choisi la solitude et refuse de se lier à un homme : ‘“ J’ai peur du mariage. Me marier pour fuir ma famille et me retrouver piégée. Je veux les hommes sans être piégée ”’. Et elle explique les causes de sa solitude : ‘“ J’ai été passionnée une fois dans ma vie et je l’ai regretté. C’était à la Fac d’Alger. C’était mon prof. Tout en secret je l’ai aimé. [...] Jusqu’au jour où j’ai appris qu’il était marié. Sa femme au foyer à s’occuper de lui et des enfants. Il n’en avait jamais parlé. Il ne la sortait pas. Tout le monde ignorait son existence. Une pour le foyer, une pour les sorties. Je me suis enfuie, j’ai été malade. Je n’en suis toujours pas remise ”’. Néanmoins, comme Aïda elle reste ouverte et espère qu’un jour elle rencontrera un homme qui la fera sortir de sa solitude : ‘“ je veux rencontrer un homme qui me bouffe la tête et ne me laisse pas le temps de penser à autre chose ”’.

Fatiha vit dans la peur et les cauchemars peuplent sa solitude. Une séquence nous la montre en sanglots, recroquevillée sur son lit, en plein délire car elle s’est souvenue de sa soeur en Algérie ‘“ Ils l’ont égorgée. Le sang sur les escaliers, par terre, sur les murs, la tête qui pend, ils l’ont égorgée comme un mouton ”’. Depuis sa peur des hommes n’a fait que s’intensifier au point de s’enfuir en courant quand elle se retrouve seule, dans la maison, avec le frère d’Aïda qui lui demande innocemment pourquoi elle s’enferme dans la maison. Elle se sent menacée par tous les hommes. Elle les a fui pour s’installer à Tunis, mais elle a rencontré la même solitude qu’à Alger. Elle décide donc d’aller en Europe.

  • Fatiha : Je veux fuir le ventre de ma mère.
  • Aïda : Même ici tu es absente. Tu as de la chance, tu es libre (en français).
  • Fatiha : Je ne le suis pas. A chaque fois que je veux respirer, je me dis que ce n’est pas le moment. Laisse un peu pour plus tard. Même rire me fait mal. Je n’ai pas de pays. [...] A chaque fois qu’on voit que je suis sans famille, ils disent que je suis une pute. Je dois partir. Moi chez toi ça va, mais dans la rue je me sens étrangère. En Europe, je serai une vraie étrangère.

Dans le cas de Fatiha, l’exil est considéré comme une rupture essentielle pour entrer dans un nouveau monde, celui de la liberté. D’ailleurs le mot “ libre ” dans le texte filmique est prononcé en français. En utilisant le mot français, le personnages féminin admet tacitement la difficulté de s’exprimer sur le thème de la liberté de la femme dans sa propre langue maternelle. Pour en parler, l’arabe devient une langue inutile, une langue caduque qui constitue un obstacle à la liberté. La langue française devient une sorte de retranchement dans lequel le personnage se réfugie pour exprimer son désir d’émancipation. Dans ce cas, la prépondérance de la langue française sur la langue arabe souligne la position du personnages féminin, à cheval entre deux cultures très différentes, ‘‘maghrébine-traditionnelle’’ et ‘‘française-moderne’’.

La notion de liberté pour une femme maghrébine appartient plutôt à un espace ailleurs, ici celui de l’exil, en Europe. L’exil ‘“ est une rupture tragique qui est le signe et la mesure d’une lutte contre la sclérose de sociétés endogènes, conservatrices et repliées sur elles-mêmes, d’une lutte contre passéisme et nostalgie rétrograde. Une femme qui se dit, dans l’exil, le fait en ayant conscience de l’irréversibilité de son geste. L’homme en exil est rarement dans une position aussi extrême, sa rupture est temporaire ; il reste, d’une façon ou d’une autre, dans une connivence avec le consensus du clan’ ‘ 183 ’ ‘ ”’. Fatiha vit dans la peur d’être ramenée de force en Algérie. Plus que l’exil géographique qui ne semble pas marquer Fatiha, l’exil intérieur l’enferme dans la solitude.

Notes
182.

F. I. Case, “ Esthétique et discours idéologique dans l’oeuvre de Sembène et Djebar ” dans N. Sada, Littérature et Cinéma en Afrique francophone. Ousmane Sembène et Assia Djebar, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 45.

183.

C. Achour, Noûn. Algériennes dans l’écriture, Biarritz, Atlantica, 1998, p. 185.