II.2. Aïda ou la femme Prométhée 

Nous avons vu ci-dessus (dans la partie intitulée “ le personnage féminin dans le schéma actanciel ”) comment la structure de Tunisiennes fait apparaître Aïda comme une victime qui subit la sanction d’une société, mais une victime en partie responsable. Le schéma actanciel a bien montré que le portrait qui est tracé d’Aïda est celui d’une victime accablée par le destin, le destin d’être une femme, divorcée, dans une société qui opprime la libre expression de la sexualité féminine hors du cadre licite du mariage. Aïda se bat farouchement mais le “ destin ” est plus fort, elle vit en marge de la société, seule avec ses enfants. On a constaté que sa quête de l’amour se solde à chaque fois d’un échec mais en même temps d’une victoire : Aïda ne se laisse pas “ abattre ”, elle se redresse et continue son chemin. Toute seule.

Le personnage d’Aïda est à la fois Prométhée et Phénix. ‘“ Le mythe de Prométhée enchaîné se situe dans l’histoire d’une création évolutive : il marque l’avènement de la conscience, l’apparition de l’homme. Descendant des Titans, Prométhée porterait en lui une tendance à la révolte. Il aurait dérobé à Zeus, symbole de l’esprit, des semences de feu, autre symbole de Zeus et de l’esprit, pour les apporter sur la terre. Zeus l’aurait puni en l’enchaînant à un rocher et en lançant sur lui un aigle qui lui dévorait le foie, et le foie se reformait la nuit, en tout point égal à celui qu’avait, le jour durant, dévoré l’oiseau aux ailes déployés’ ‘ 184 ’ ‘ ”’. Tel Prométhée, Aïda se révolta contre l’ordre régnant, cassa ses “ chaînes ” et déroba “ les semences de feu ”, les semences de son corps et de son esprit, pour accéder à sa propre réalisation. Elle marque l’avènement d’une nouvelle conscience féminine, l’apparition de la femme tunisienne qui revendique la libre utilisation de son corps, de sa sexualité et de sa vie en général. Elle a été punie par où elle a “ péché ”, les hommes qu’elle a aimé l’ont quittée car elle est sexuellement “ trop libre ”. Sa première déception avec son ex-mari la laissa anéantie, terrassée de douleur.

Néanmoins, comme la décrivent ses deux amies : ‘“ Aïda est forte, elle a l’habitude de tourner la page ”’. Elle pansa ses blessures, et s’ouvrit à nouveau à l’amour. Elle parle à Amina de son nouvel amour : ‘“ M’hamed, un palestinien, mon compagnon. C’est lui qui vient ce soir. Il me manque. Depuis qu’il est à Gaza il ne peut plus revenir. C’est moi l’otage de la paix. Pour une fois que je trouve quelqu’un qui me comprend. Je me sens très amoureuse ”’. Et à nouveau les aigles et vautours, représentés par toutes les chaînes et tous les interdits que la société impose aussi bien aux femmes qu’aux hommes, ont raison de son optimisme et de sa bonne volonté. Par deux fois, elle se prépare et organise une fête pour accueillir M’hamed qui reviendrait de la Palestine. Deux séquences nous la montrent déçue, meurtrie, après qu’il lui ai annoncé au téléphone qu’il ne viendrait pas. En réalité, il n’a pas eu le courage de lui annoncer qu’il ne reviendra plus jamais puisqu’il la quitte, comme son ex-mari. On a l’impression qu’elle évolue dans un cercle vicieux, dans la roue de la solitude, comme en témoignent ses paroles amères : ‘“ Je passe ma vie à attendre. Petite j’attendais... Grande j’attends. Toute ma vie j’ai attendu ”’.

Néanmoins, tel un Phénix, ‘“ d’une splendeur sans égale, doué d’une extraordinaire longévité, et qui a le pouvoir, après s’être consumé sur un bûcher, de renaître de ses cendres’ ‘ 185 ’ ‘ ”’, elle se redresse et continue sa quête de femme libre. Elle symbolise la résurrection féminine car après chaque déception, chaque meurtrissure, elle se remet debout et continue à célébrer la vie, avec humour. Elle s’ouvre à nouveau au sourire, à l’amour et ... aux hommes. Ainsi dit-elle dans la dernière séquence où elle apparaît à la fin du film :

Aïda sait aussi que l’obstination à se redresser après chaque chute, et à s’approcher du feu après chaque brûlure, restent les rames dont la femme dispose pour réussir à sortir de l’ombre et à s’identifier à la lumière. Aïda conseille son amie Amina en lui expliquant que pour atteindre ce but, il convient, non pas de foncer tête baissée dans les murs épais de l’enceinte, mais d’effectuer un travail continu de sape en utilisant ses droits et “ la ruse ”. Amina, l’épouse semi-recluse s’habitue peu à peu à sortir clandestinement, et apprend au contact du monde extérieur à s’offrir aux regards, dont celui de Slah. Chaque femme peut ainsi, selon le mot de Michelet, devenir “ son propre Prométhée ”, c’est-à-dire que, mise en face de sa liberté, elle peut transformer sa destinée, vaincre sa fatalité. La conquête de la dignité chez Aïda d’abord, Amina ensuite, s’assimile donc à la conquête de la virilité. Tout le film de N. Bouzid se concentre autour du droit de disposer librement de la parole et du corps, privilège nié, dès l’enfance, par la mère, par le père, puis par l’époux.

Notes
184.

J. Chevalier, A Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont/Jupiter, 1982, coll. Bouquins, p. 786.

185.

Ibid. p. 747.