II.3. Amina et la “ mise en jachère ” 

Le récit met en scène une autre catégorie de femmes, Amina, dont la parole à demi silencieuse et incertaine, une parole qui souvent ne sait que dire, est entièrement soumise à la parole masculine (d’abord le père, ensuite le mari). D’ailleurs elle se décrit elle-même ainsi : ‘“ Avec moi, c’est toujours pareil : j’ai envie de parler mais je ne sais quoi dire ”’. D’abord indéterminé, le savoir-dire d’Amina s’efface complètement au contact de son mari. Elle a accepté la soumission à Majid car c’est ainsi que les choses se passent dans son milieu, elle doit se comporter comme une “ bent familia ”. En fait, le titre de Tunisiennes en arabe est “ Bent familia ” (qui est traduit littéralement “femme de bonne famille ”). Fortement motivé, c’est-à-dire fondé sur un savoir antérieur extra-cinématographique, le titre embraye la fiction et établit toute une série d’attentes chez les spectateurs tunisiens. Ce titre a introduit une complicité directe avec le spectateur exerçant efficacement ‘“ la fonction conative qui est une fonction d’appel car elle est centrée sur le destinataire’ ‘ 186 ’ ‘ ”’ annonçant ses héroïnes féminines dont la conduite est déjà tracée par le titre. Si le titre a une valeur métonymique, sa fonction nous semble aussi liée au message que contient le film. La difficulté de ce titre ne tient pas du tout à la traduction au mot à mot qui est toujours aléatoire, mais à l’idée même que dans l’esprit des Tunisiens, ces deux mots féminins fonctionnent avec l’idée d’honneur, de courage, de pudeur féminine. Cependant, il peut aussi s’étirer et frôle l’idée de bourgeoisie.

Une femme “ bent familia ” est également une femme issue d’une “ grande famille ” c’est-à-dire d’une famille bourgeoise et aisée. C’est une expérience typiquement tunisienne, une sorte de particularisme idiomatique courant d’un bout à l’autre du territoire national bien que certaines de ses composantes aient leur équivalent dans l’arabe classique. Ces deux mots “ bent familia ” impliquent plutôt la pudeur féminine, le respect de soi et la droiture poussée à l’extrême dans ses rapports avec autrui (surtout avec les hommes). Nous poursuivons plus loin cette idée, Amina est en fait paralysée par l’excès même de sa droiture, ou par sa pudeur. Littéralement, son statut de “ bent familia ” a failli l’annihiler, l’empêcher, bridée qu’elle est par le respect des traditions, de se révolter ainsi contre un mari qui la maltraite. La même expression est d’ailleurs souvent reprise par son mari qui la sermonne quand elle manifeste son désaccord : ‘“ Ton comportement n’est pas digne d’une ‘‘bent familia’’! ”’ Amina a pu renouer les liens qui la rattachent aux autres femmes (Aïda et Fatiha), mais aussi à ceux qui la renvoient à elle-même. Et, si l’on est attentif à certaine économie (langagière et musicale) du film, et bien entendu aux comportements des personnages principaux, on se rend compte qu’ils renvoient tous à une expérience qui est tout a fait singulière du “ retour à soi ”. En ce sens, ce n’est pas à un repli sur soi que procèd’Amina, mais plutôt à quelque chose de l’ordre de ce qu’un psychanalyste comme Masud Khan a justement nommé “ être en jachère ”. “ La mise en jachère ” ici n’est pas celle de la terre, mais celle ‘“ qui affecte tout individu qui éprouve le besoin de jouir de son intimité. Etre en jachère c’est, avant tout, faire la preuve qu’un individu peut se comporter face à lui-même sans se fixer de but’ ‘ 187 ’ ‘ ”’.

Il nous semble qu’en arrachant provisoirement Amina à ses responsabilités d’épouse, en la libérant de ses tâches de mère, N. Bouzid a crée les conditions d’une mise en jachère de son héroïne. Une héroïne qui peut enfin “ jouir de son intimité ” et se comporter face à elle-même et aux autres sans se fixer de but précis, sans avoir à justifier de ses mouvements. En ce sens, Amina transgresse le Tabou qui commande le rapport de la femme maghrébine au dehors : celui qui consiste à sortir de chez soi sans avoir de bonnes raisons. ‘“ Chez les maghrébins, la femme sort pour réaliser une activité utile et indispensable : elle va faire ses courses, elle va régler les problèmes administratifs, elle va rendre visite à la famille et accompagner les enfants à l’école. Sortir pour sortir, pour prendre l’air, aller se promener ou tout simplement pour être ailleurs, c’est d’autant de temps perdu pour la marche du foyer. La sortie illégitime présenterait même des risques de perversion’ ‘ 188 ’ ‘ ”’. Le conflit entre Amina et son mari a éclaté car ce dernier juge que sa femme sort pour de “ mauvaises raisons ”. Il considère que ces sorties menacent la stabilité du foyer. D’ailleurs il l’accuse : ‘“ A cause de tes sorties, tes filles sans surveillance sont devenues dévergondées! C’est le laisser-aller dans cette maison!”’

Comme l’a bien montré Masud Khan, la disposition à la jachère est ‘“ à la fois un aliment du moi et un état préliminaire. Elle fournit le substrat énergétique de la plupart de nos efforts de création et autorise l’expérience intérieure embryonnaire qui distingue la créativité psychique véritable de l’obsession de la productivité’ ‘ 189 ’ ‘ ”’. En transposant ces paramètres à ce qui se passe dans le film de N. Bouzid, on pourrait dire que mettre Amina en état de jachère, c’était réunir les conditions de recouvrement de sa créativité de femme tunisienne : à présent ce n’est plus en tant que mère ou épouse qu’elle agit, mais en tant que femme qui, peut-être pour la première fois de sa vie, se fait face et trouve la force de s’ausculter. Autant dire, pour filer encore un peu la métaphore, que Amina est en gésine, mais pas d’un autre enfant de Majid, mais d’elle-même, de son ‘“ devenir-femme mais dans un devenir-femme de l’homme tout entier’ ‘ 190 ’ ‘ ”’.

On est toujours culpabilisé quand on veut exister en tant que personne. La culpabilité marque bien le personnage d’Amina qui n’arrive pas à se sortir de ses contraintes de société. Pendant plusieurs années, elle s’y complaît et n’a pas le courage de les braver.

Elle s’est réfugiée derrière un écran qui la déresponsabilise. Elle n’avait pas, au fond, tellement envie d’exister. Amina correspond exactement au modèle féminin proposé de Tunis à Rabat aux élèves maghrébins, tel qu’il est décrit par S. Bessis et S. Belhassen : ‘“ c’est celui d’une citadine, possédant une certain niveau d’instruction, ce qui lui permet de surveiller les devoirs de se enfants, épouse soumise et mère dévouée, qui n’a d’autres buts dans la vie que de veiller à la bonne marche de son foyer et au bonheur de son mari en dehors duquel elle n’a point de réelle existence. Elle est le plus souvent inactive et, quand elle exerce une profession, elle est infirmière, vendeuse, secrétaire ou au mieux enseignante. Elle ne s’épanouit toutefois que dans l’exercice de ses tâches domestiques dont elle doit faire sa vocation’ ‘ 191 ’ ‘ ”’. Néanmoins, sa fonction de mère-épouse-femme au foyer commence à peser sur Amina qui prend graduellement conscience de sa frustration sur le plan individuel, en tant que femme.

Elle décrit à son amie Aïda qu’elle a voulu, à plusieurs reprises, manifester son existence en tant qu’individu et exprimer sa désapprobation ou son angoisse à son mari. Mais elle abandonnait de si tôt toute envie d’exister. En fait manifester son existence signifie parfois, et souvent avec un mari comme le sien, se retrouver dans une situation de confrontation et de conflit. Pendant plusieurs années, Amina, sous le joug de la peur, choisit de s’auto-nier : ‘“ Moi je rêve d’une chose et je fais le contraire. J’ai épousé un inconnu. Je me moquais de ces mariages arrangés ! Mes amies... Je n’ai eu aucune amie après mon mariage ”’. Jusqu’au jour où elle rencontre Aïda chez un marabout : ‘“ depuis nos retrouvailles je ressens des choses ”’. La rencontre avec Aïda a déclenché une prise de conscience. De retour chez elle, Amina ouvre un coffret où sont rangées de vieilles photos d’adolescence ; les souvenirs défilent dans un monologue : ‘“ Comme c’est loin les années du lycée. Où sont nos rire Aïda ? Ici je n’ai personne avec qui rire. Tous nos rêves ont été balayés par le mariage ”’. Le monologue d’Amina redéfinit la place du spectateur et augmente localement son savoir. Dans ce cas, le film institue le monologue comme une parole sans droit de réponse. Le spectateur se transforme en témoin de la solitude et du désarroi d’Amina.

En choisissant d’abandonner ses études après le bac pour le confort matériel d’un mariage arrangé, Amina reproduit ce que tant d’autres femmes maghrébines “ traditionnelles ” reproduisent : elle contribue à maintenir les anciens usages. En premier lieu, des femmes comme Amina craignent d’encourir une accusation d’excès de modernisme et de trahison des valeurs traditionnelles. Et c’est bien là que se mesure toute la subtilité et la force des mécanismes traditionnels. Certes Amina a pu être sinon séduite, du moins favorablement intéressée par certains avantages de ce “ parti ” : un jeune homme aisé, qui lui garantit certaines conditions d’existence appréciées. Le propos de ce film est également la division des rôles sexuels à l’intérieur du couple et les contradictions qui pèsent sur une femme cherchant à concilier son désir de liberté et sa soumission à son mari. La dépendance financière d’Amina complique les choses dans la mesure où elle brouille les rapports au sein du couple. En effet, l’argent représente un point de tension entre Majid et Amina. Celle-ci s’est mariée jeune, sa famille l’a mariée à un inconnu aisé, Majid, qui lui a interdit de poursuivre ses études. Financièrement, elle est totalement dépendante de son mari. L’argent joue un rôle considérable dans leurs rapports. Amina s’est installée dans un confort matériel qui lui fait accepter sa situation de soumise. Majid utilise le même confort pour asseoir son pouvoir sur sa femme. Suite à une scène de conflit orageuse dans l’une des séquences du film, Majid bat et viole Amina. Le lendemain de la scène du viol, Majid essaie d’amadouer sa femme par l’argent :

Mais à la moindre protestation de la part d’Amina, Majid utilise son pouvoir financier pour casser toute tentative de révolte : ‘“ je t’ai donné ma voiture et mon argent et tu me parles ainsi ? ça m’a coûté cher ! ”’ Et c’est significatif de voir que face à “ l’entêtement ” de sa femme, il finit par lui retirer et la voiture et l’argent. Dans le même film, l’ex-mari d’Aïda utilise également l’argent comme dernier moyen de pression sur son ex-femme, ‘“ mon ex- ne veut pas payer la pension. Il veut revenir. “ Divorcée et adorée ”. Il m’a dit : je ne paierai pas si tu sors avec d’autres ! ”’ Aïda bénéficie au moins d’une indépendance matérielle puisqu’elle travaille : elle est professeur de physique et tient un Taxiphone avec son frère. En effet, la question du travail des femmes dans la société tunisienne d’après-l’indépendance devient un problème brûlant parce que, au-delà des bouleversements de l’indépendance, les mutations socioprofessionnelles remettent en cause la place traditionnelle des femmes dans la société. Tous ces éléments vont dans le même sens, celui d’un changement de valeur du travail féminin : longtemps réservé aux classes pauvres et considéré par la bourgeoisie comme signe de déchéance sociale, il va devenir, en changeant de nature, un moyen d’émancipation des femmes. C’est cette mutation qui effraie les mentalités patriarcales traditionnelles 192 .

Une femme, comme Aïda, qui gagne un salaire individuel est en soi la négation même de la hiérarchie patriarcale ; un verset du Coran oblige les femmes à obéir, précisément parce que les hommes les prennent en charge : ‘“ Les hommes ont autorité sur les femmes... à cause des dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien’ ‘ 193 ’ ‘ ”’. Avec son statut de femme salariée, Aïda est capable de se prendre économiquement en charge. Elle est donc une aberration pour un système où la femme est définie comme passive et obéissante parce que économiquement dépendante. Gagner un salaire remet en cause le contrat économique qui fonde la hiérarchie et justifie la suprématie masculine. L’idéal de la femme musulmane exclut la femme de la production économique, son rôle se limitant à assurer la production de la famille, et à garantir la gratification sexuelle au croyant (l’époux) qui, lui, doit se battre tout seul pour assurer la survie de sa famille. Force est de constater qu’un nombre croissant de femmes en Tunisie aspirent, et aspireront à l’avenir en plus grand nombre encore, à exercer une activité capable de leur procurer une certaine autonomie financière, une activité qui leur permette l’indépendance, les mette à même de s’enrichir de relations extra-familiales, d’échapper à la routine sclérosante du travail domestique, enfin d’‘“ être autre chose que des pondeuses ’ ‘ 194 ’ ‘ ”’.

En tant que femme contemporaine, Aïda est donc ailleurs. Elle a brisé les deux piliers de l’Islam qui la régissaient et l’entravaient : ceux de l’espace et du savoir. La simple scolarisation d’une femme musulmane est en soi une atteinte au modèle qui régit la famille musulmane, et la majorité des jeunes filles sont actuellement scolarisées. L’accès des femmes à l’éducation viole la loi cardinale du système : la division sexuelle du travail et de l’espace. La scolarisation des femmes sape également le fondement même de l’Islam comme stratégie démographique. La jeune fille idéale devrait se marier à un âge précoce, à l’instar d’Amina qui se maria à l’âge de 17 ans, et donner des enfants à la collectivité aussitôt qu’elle est biologiquement en mesure de le faire. Les dernières enquêtes sur la fécondité dans les pays musulmans ont révélé que les jeunes filles cherchent à retarder le mariage pour maximiser leurs chances de s’éduquer, puis, une fois mariées, à limiter le nombre de leurs enfants 195 .

On découvre dans Tunisiennes que dans le nouveau monde de production de la Tunisie contemporaine, les activités héritées ne sont pas totalement tombées en désuétude. Seulement elles ne sont plus reconnues parmi les nouvelles activités, elles se trouvent maintenant rabaissées au rang de simple occupations dévalorisées car non productrices de la nouvelle valeur, la valeur marchande. Cette nouvelle valeur est devenue désormais la seule source reconnue et recherchée de richesse, de profit. Elle supplante, en les disqualifiant, le croît naturel, la fertilité et la fécondité. Cette fécondité, la nouvelle société n’en n’a plus guère besoin, et les organisateurs de la nouvelle économie, les hommes au pouvoir, viennent à douter de son utilité. Mais les habitus, les représentations persistent au sein de ce qui subsiste de l’organisation patrilignagère où les femmes sont maintenues cantonnées, et les nouvelles familles continuent à trouver avantage à leur reproduction féconde.

Ainsi au moment où le champ d’action des hommes s’élargit en se modifiant, les femmes, à l’instar d’Amina, se voient au contraire disqualifiées, leur compétence se trouve dévalorisée au service d’une famille à présent réduite, certaines sont enfermées à l’intérieur d’un espace rétréci, où elles ne peuvent plus avoir, outre leur fonction maternelle, que des occupations tout à fait insatisfaisantes. Amina reconnaît amèrement : ‘“ Je fais partie des meubles [...] Mon lot ce sont les tâches ménagères. ”’ Ce travail domestique est fort peu considéré puisque non-producteur de nouvelle valeur. Les femmes comme Amina sont ainsi plus que jamais placées en position de subordination par rapport aux hommes.

Dans ce contexte de changement, au moment où les jeunes femmes, à l’instar d’Amina, peuvent avoir connaissance d’autres modèles, elles sont souvent enfermées dans le champ clos et restreint de ces familles réduites mais denses, où leur sort peut être nettement aggravé. De sorte que si les hommes, à présent, sont affrontés à des changements de leurs rôles mais peuvent espérer s’intégrer individuellement dans les structures des nouveaux états, de la nouvelle société, les femmes, comme Amina, toujours maintenues dans une famille encore plus réduite, toujours soumises à la même idéologie, ont bien du mal à changer de rôle. Pis, les jeunes femmes et jeunes filles sont presque seules à présent à pouvoir menacer l’honneur familial qui repose sur leur conduite.

Ces femmes qui, jadis dans le milieu paysan traditionnel, sortaient parfois pour travailler dans les champs, vivent cloîtrées dans les villes car elles n’ont plus raison de sortir. Les femmes voient se rétrécir l’espace de leurs activités, du territoire lignager villageois, champ compris, au seul espace étroit de l’appartement urbain. En ville, cette réduction du champ d’activités féminines s’accompagne d’une sujétion plus directe au seul mari. Les trois codes de la famille maghrébins s’accordent pour obliger la femme au devoir d’obéissance envers son mari, seul chef de famille. Ils s’accordent tous trois aussi à obliger le mari à l’entretien de son épouse. Le couple Amina-Majid obéit d’ailleurs à ce schéma. Entre eux s’établit un échange : l’entretien matériel de Majid contre l’obéissance d’Amina. Néanmoins, cette situation commence à peser sur Amina qui désire la changer mais qui n’a malheureusement ni la force ni le courage de faire face à son mari.

Cependant, grâce à la sororité féminine, Amina va pouvoir trouver la force de confronter son mari : pour la première fois depuis leur mariage, elle se refuse à lui sexuellement ! Elle a pris sa responsabilité vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de son couple. En crevant l’abcès de la mésentente conjugale, elle désamorce la bombe qui la mine et qui mine son couple. Elle a fini par comprendre que si elle veut trouver l’autre, un mari aimant et respectueux, il lui faudra d’abord se trouver elle-même. Il lui faudra prendre la responsabilité de moi et s’assumer en tant que personne, en tant que femme libre. Il lui faudra apprendre à s’exprimer sans crainte et à dire non à ce qui lui fait mal, apprendre à s’aimer et se respecter davantage. L’amour de l’autre passe avant tout par l’amour de soi-même. Après, plus tard, une fois heureuse et épanouie en tant que femme, Amina pourra s’épanouir et être heureuse à deux. Le bien-être dans le couple passe d’abord par le bien-être avec soi-même, c’est la découverte d’Amina à la fin du film.

Dans Tunisiennes, le conflit identitaire vécu par la personnage féminin est un conflit doublement “ interne ”. D’abord, Amina est en conflit avec elle-même (auto-censure) et avec ses semblables féminins. Elle se livre à une lutte avec sa propre conscience car elle a du mal à briser ses chaînes et s’affranchir de sa condition de soumise. Ensuite, elle se livre également à une lutte avec L’Autre-masculin, son époux, et à une lutte avec l’Autre-féminin, sa mère, car celle-ci se met du côté de l’oppresseur de sa fille, le mari, pour l’aider à contrecarrer la quête de liberté de sa propre fille. Quant à Aïda, elle se “ cache ” dans son propre pays, sa propre maison, car elle ne peut disposer librement de se mouvements et de son corps. En fait sa situation de divorcée en fait un corps “ suspect ”, surveillé sévèrement par les voisins de l’immeuble. Ses rapports avec ses voisins, notamment les hommes, sont teintés d’hostilité et de conflit. Les rapports entre les sexes sont donc caractérisés par la situation de conflit, dans le même espace socio-culturel, entre la femme et l’Autre/féminin ainsi que la femme et l’Autre/masculin.

Parfois, se sentant rejetée par l’Autre-maghrébin, l’héroïne entreprend alors un autre retour, cette fois-ci vers l’Autre-français/européen. C’est le cas de Fatiha dans Tunisiennes, qui a fuit les massacres et la violence en Algérie pour aller se réfugier en Tunisie. Néanmoins se sentant toujours étrangère dans ce pays qui lui rappelle tant le sien, elle décide de partir quelque part en Europe, car dit-elle ‘“ Là-bas au moins je suis une vraie étrangère ”’. En effet, l’espace de l’Autre-européen est perçu comme un espace du dehors où les femmes sont libres, où comme dit Fatiha ‘“ elles ne sont pas obligées d’avoir peur, de tricher avec leurs croyances et leurs choix ; elles peuvent marcher dans la rue sans être molestées ”’ (Tunisiennes). Néanmoins cette perception très favorable de l’Autre-européen est parfois douloureusement détruite quand les protagonistes immigrent en Europe et découvrent les problèmes d’adaptation, d’intégration, de racisme, etc. Néanmoins, tel qu’on le découvre dans Tunisiennes,l’obstacle majeur que la femme rencontre sur son chemin se trouve être l’Autre-masculin. Le couple Amina/Majid illustre parfaitement la tension entre le féminin et le masculin au sein du couple.

Notes
186.

N. Cherabi-Labidi, La représentation féminine à travers le cinéma algérien, DEA DERCAV (département d’Etudes Cinématographiques et Audio-Visuelles), Université de la Sorbonne Nouvelle, 1983, p. 32.

187.

M. Khan, Passion, solitude et folie, Paris, Gallimard, 1983, pp. 223-224.

188.

A. Begag, A. Chaouite, Ecarts d’identités, Paris, Editions du Seuil, 1990, p. 69.

189.

M. Khan, op. cit.,p. 223.

190.

G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 284.

191.

S. Bessis, S. Belhassen, op. cit., p. 93.

192.

“ Parmi les élites citadines d’aujourd’hui, une partie non négligeable, mais d’importance variable selon les villes, demeure fidèle à la tradition. Une autre partie se veut plus “ moderniste ” et accorde aux femmes plus de libertés. C’est parmi elle que l’on peut rencontrer des femmes occupant des fonctions de responsabilité, professeurs, médecins, avocates, etc. Néanmoins, leur aspirations à de nouveaux rôles peuvent se trouver encore limitées par des réminiscences parmi leurs partenaires masculins du modèle de mère-avant-tout ” (C. Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes, Paris, La Découverte, coll. “ Textes à l’appui ”, 1985, p. 129).

193.

Sourate IV, “ Les femmes ”, verset 34, dans Blachère, R., Le Coran, Paris, Maisonneuve, 1957.

194.

H. Vandevelde, “ Faut-il faire la chasse aux mythes? ” Actes des journées d’études et de réflexion sur les femmes algériennes, 3-4-5 et 6 mai, 1980, Cahiers du CDSH, Université d’Oran, n° 3, 1980.

195.

S. Bessis, S. Belhassen, op. cit., p. 247.