II.4. Majid ou l’homme empêtré dans sa masculinité 

Isolée dans sa maison, Amina a été pendant longtemps privée de tout critère d’évaluation et de jugement quant à la valeur réelle de son mari. Pour elle, tout homme est naturellement viril du fait de sa condition biologique. Il est homme, donc viril. L’effacement d’Amina, sa non résistance, son silence et son repli vers l’intérieur propulsent le pouvoir masculin vers le dehors dans lequel il puise sa pérennité ; pour le bonheur du mari car le savoir-dire est lié au pouvoir ; l’articulation entre les deux modalités étant dans le cas de Majid très nette.

C’est pour cette raison que Majid préfère une épouse ‘“ silencieuse, qui ne tient pas tête à son mari, surtout pas devant les gens ”’. Il la préfère à une femme expérimentée, à l’instar d’Aïda, plus à même de saisir les points forts et les points faibles de l’homme. Suite à sa tentative de séduction avortée auprès d’Aïda, Majid lui avoue : ‘“ tu es trop forte pour moi ! Eloigne-toi de ma femme ! Depuis qu’elle t’a revu elle a changé ! ”’ Cela explique pourquoi les femmes divorcées et les veuves n’ont qu’une valeur réduite sur le marché du mariage. Une femme divorcée est par définition dangereuse, “ une traînée ” ; comme est désignée Aïda par La’Fatma et Majid qui essaient par tous les moyens d’interdire à Amina son amie de toujours sous prétexte que c’est une atteinte à leur honneur. Il nous semble que l’ambivalence de l’homme par rapport à la femme (peur/désir) provient du fait que le mâle viril et misogyne n’a pas réussi à surmonter sa peur de la femme. Le problème de la virilité et de la féminité au Maghreb est le problème de toute société fondée sur le patriarcat et la division en classes et caractérisée par d’immenses écarts entre les différents groupes sociaux.

L’un des moyens classiques de contrôler la femme et de l’empêcher de s’affirmer est l’enfermement. Majid ne laisse sortir sa femme qu’avec parcimonie. Un plan général nous montre Majid et ses deux filles en traind’attendre Amina devant le déjeuner servi. La séquence nous le montre en train d’arpenter la salle à manger, furieux :

A peine Amina rentrée, Majid se précipite vers elle et joue au “ petit garçon abandonné ” : ‘“ On ne peut pas manger sans toi. On est orphelins, on est abandonnés. C’est pas bien. La maison sans toi est insupportable ”’ Amina ne réagit pas à sa manipulation. Elle se contente de répondre : ‘“ Pour une fois que j’ai tardé ! N’en fais pas une histoire ! ”’. Face à cette “ insolence ”, Majid change de ton : ‘“ puisque c’est comme ça! Je ne veux plus que tu sortes. Je ne veux plus d’absences. C’est la dernière fois compris ? ”’ Cette séquence s’achève sur Amina qui quitte la pièce. Toutes les séquences qui réunissent le couple se passent de la même façon : Les deux personnages ne se regardent jamais dans les yeux, ou plutôt Amina ne regarde jamais Majid dans les yeux. Il s’agit d’un blocage du “ regard marital ”. La plupart des plans nous les montrent en trainde discuter Amina en plan rapproché, tournant le dos à Majid, à l’arrière plan ce dernier. Après chaque confrontation orageuse, l’un des deux quitte inopinément le champ et la communication s’arrête.

Majid est déstabilisé. Amina si docile depuis leur mariage, manifeste une nouvelle attitude, critique le comportement de son mari et remet en question leur couple. Majid est incapable d’accepter cette nouvelle donnée : ‘“ tu me rends fou ! Tu n’es pas l’Amina que je connais. Je ne plaisante pas. Toute ma vie je travaille pour vous. Avec les problèmes de chantier, des banques et des ouvriers. Je rentre mort de fatigue et tu n’es pas là. Je reste seul comme un chien. Si tu as quelqu’un dis-le ! ”’ A nouveau Majid se pose comme un homme abandonné, trahi par sa femme. Il se décrit comme un père de famille responsable qui passe sa journée à travailler pour nourrir les siens tandis que sa femme ingrate passe ses journées dehors. Pour lui les sorties d’Amina ne sont pas justifiées, aurait-elle un amant ?

Suite à la confrontation du couple, Majid prend la voiture et quitte la maison en plein milieu de la nuit. Le plan suivant nous montre Amina allongée dans le lit de sa fille cadette Hajer et alterne avec une autre séquence : celle de Majid sortant d’une discothèque avec une femme, enlacés. Première adresse au spectateur qui évalue la véracité des doutes d’Amina quant aux “ fréquentations ” de son mari et les divergences du dit et du faire de Majid. Il a accusé sa femme à plusieurs reprises d’avoir un amant tandis qu’en réalité c’est lui qui est infidèle au sein du couple. Ce déphasage déstabilise le personnage masculin et ébranle son autorité. Le décalage entre son discours et ses actes produit un effet de distanciation car le ‘“ procès d’énonciation perd son illusoire transparence au monde’ ‘ 196 ’ ‘ ”’ et problématise certains fondements normatifs et idéologiques.

Mais le message ne peut être saisi que si celui qui le décode a une connaissance préalable du ou des contextes dans le(s)quel(s) il se produit. Le spectateur sait que l’image de l’homme marié qu’il voit enlacé avec une autre femme, pendant que la sienne partage le lit de leur fille, contredit l’éloge que cet homme se fait de lui même : père de famille, sérieux et travailleur. Cette séquence a dans le récit une fonction narrative et stratégique. Elle discrédite le personnage masculin en opposant son être à son paraître et jette l’anathème sur lui en installant un doute sur ses propres paroles. En d’autre termes, le montage défait l’accusation masculine. Barré d’un signe négatif, le personnage masculin est soumis à une visée narrative qui privilégie la relation narrateur/spectateur. Le spectateur se charge de suturer les séquences et de leur donner une suite logique et chronologique. Image clin d’oeil au spectateur, cette séquence affecte le personnage de Majid dont l’avenir narratif est de plus en plus incertain, que le projet de réconciliation avec sa femme.

Amina et Aïda ont subi la même injustice. Elles ont été toutes les deux accusées injustement d’adultère par leurs maris, tout simplement parcequ’elles ont refusé le despotisme de ces derniers. Il est frappant de constater que les deux hommes, malgré leur différence de classe, réagissent de la même façon. Nous y voyons un signe d’impuissance et de peur devant la femme libre. Le personnage de Majid est empêtré dans sa masculinité. Par l’émergence de figures féminines autonomes, ce film montre la crise profonde de l’identité masculine et de l’ordre patriarcal. Le personnage de Majid représente une certaine défaite de l’homme qui n’arrive plus à imposer aux femmes le poids du diktat masculin. Le duel entre Majid et Amina, et surtout entre Majid et Aïda montre clairement la crainte de l’homme tyrannique devant une femme tendre et libre, en parfaite harmonie avec sa féminité. Des femmes comme Aïda sont menaçantes pour les hommes despotiques et archaïques car elles font avancer le monde trop vite.

De manière plus subtile et moderne, Slah représente un personnage fort et vulnérable, mâle et tendre. Des réalisateurs comme N. Bouzid et M. Tlatli sont parfaitement conscients de la tension sexuelle qu’introduit cette irrésistible montée des femmes, des risques de solitude et de crise d’identité masculine qu’elle induit. Slah se plaint : ‘“ Je m’ennuie, je n’en peux plus. Tu imagines un homme seul : la honte, la misère, la guigne, le délire, c’est trop. Je n’en peux plus ! Qui peut me comprendre ? Je vis seul avec mon violon. Où trouver le coeur tendre ? Aïda tu dois m’aider. [...] Tu vois ce petit chien, il est comme moi : seul et errant ”’ ; et Aïda qui décrit ainsi son ami ‘“ Slah est comme un désert qui cherche à se peupler ”’. Les rapports d’Aïda et Slah sont une inversion remarquable des rôles sexuels et des critères de virilité et de féminité. Slah est dépourvu des attributs traditionnels de la masculinité représentés par Majid : agressivité sexuelle, pouvoir social et financier, goût de la domination. Tous ses comportements s’opposent à l’agressivité conquérante de Majid. Au contraire, Slah se consacre principalement à son art, le violon.

A travers Slah, on découvre la valorisation de la sensibilité et de douceur masculine. Slah est une figure masculine sympathique, mais le film met également en évidence sa vulnérabilité et sa naïveté : la gentillesse masculine s’accompagne d’une bonne dose d’infantilisme que les femmes doivent pallier par une clairvoyance et un sens des responsabilités quelque fois lourd à porter. Bien qu’il soit un homme, Slah est différent des autres personnages masculins, c’est la raison pour laquelle il est le seul homme à partager l’espace avec les femmes. Il se fait même réprimander par Aïda : “ tu n’es pas un homme! ”. Il n’y a donc plus seulement la solitude de la femme mais aussi celle de l’homme. Dans le statut victimaire, les femmes ‘“ sont rejointes aujourd’hui par des hommes qui sont leurs frères, rendant caduque le ‘‘programme au féminin’’’ ‘ 197 ’ ‘ ”’.

Dans Tunisiennes, la fraternité nouvellement découverte par Aïda avec Slah, qui partage son destin de solitude, lui fait retrouver avec les hommes une communication qu’elle a perdu à cause des blessures subies dans le passé et dans le présent. L’amitié entre les femmes et les hommes, à l’instar de celle qui lie Aïda et Slah, est un phénomène assez récent et encore embryonnaire en Tunisie. A l’inverse, l’amitié entre femmes est un phénomène assez répandu, voire même nécessaire, dans la société tunisienne car elle permet aux femmes de faire face, ensemble, à leur condition de soumises dans une société qui les accule à être les subalternes des hommes. Il serait plus juste de parler, dans la cas de cette forme d’amitié féminine assez particulière, de sororité 198 .

Notes
196.

M.-P. Bance, “ Essai d’analyse pragmatique ”, Linguistique et sémiologie, n° 2, 1978, p. 69.

197.

J.-M. Clerc, Assia Djebar. Ecrire, Transgresser, Résister, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 161.

198.

A. Djebar, Vaste est la prison, Paris, Albin Michel, 1995, p.14.