II.5. Le couple face à la sororité

Dans Tunisiennes, le “ hasard ” de la rencontre entre Amina et Aïda dans un Marabout n’est pas plus fortuit que la place inaugurale accordée à cette rencontre dès le début du film. L’unité du récit résulte de la rencontre et de l’amitié entre ces deux femmes. Quand Amina fuit son mari, son amie Aïda lui propose de venir habiter chez elle, et là apparaît une forme de solidarité, assez courante dans la société tunisienne, entre femmes pratiquement bannies de la société. Il aura fallu le soutien et l’intervention d’Aïda pour aider le couple formé par Amina et Majid à briser le malentendu. Amina commence à prendre conscience de sa condition de soumise lors de son premier contact avec Aïda. Amina déborde avec Aïda : ‘“ rappelle-moi encore tous ces rires! Pourquoi j’ai tout oublié? ”’. A leur contact elle reprend goût à la vie : elle choisit une nouvelle coiffure, se maquille, plusieurs plans nous la montrent en compagnie de ses amies en train de chanter et de danser. Elle reprend même goût aux hommes puisque la seule scène de tendresse physique entre une femme et un homme dans ce film est celle qui la réunit avec Slah. Elle puise auprès de son amie d’enfance, Aïda, la force nécessaire pour affronter son mari et se révolter contre sa situation de subalterne. Si l’attention vigilante des femmes n’exerçait pas sa fonction protectrice, la femme, toutes les femmes, deviendraient victimes du sacrificateur. L’écrivaine algérienne Hawa Djabali explique clairement l’importance et la nécessité de la sororité dans le processus de la libération des femmes au Maghreb : ‘“ Ce n’est pas l’homme qui va nous aider. Devant la révolte de la femme, l’homme, quel qu’il soit, va se sentir visé, et sera malheureux ou agressif comme s’il était responsable de toute la société. Pour naître à nous-mêmes, il faut le faire avec une femme’ ‘ 199 ’ ‘ ”’. Néanmoins, il serait naïf de croire que la sororité active permet aux femmes d’échapper à leur douleur. Les films montrent que du moins elle leur permet de survivre, de vivre, et de faire vivre.

L’évolution de l’histoire d’Amina avec Majid permet d’embrayer sur le récit. En effet, pour que l’amorce du récit se développe, il faut que cet état évolue, que quelque chose advienne qui soit propre à le modifier. Dans quel sens ? On peut penser soit à une amélioration soit à une dégradation. ‘“ Ce palier d’arrêt équivaut fonctionnellement à une phase d’amélioration ou du moins, dit Brémond, à une phase de préservation de ce qui peut être encore sauvé’ ‘ 200 ’ ‘ ”’. A cette phase d’état relativement satisfaisant, ne peut succéder qu’un état dégradé. Plaçons-nous d’abord dans la perspective du bénéficiaire de l’amélioration. Son état déficient initial implique la présence d’un obstacle qui s’oppose à la réalisation d’un état plus satisfaisant et qui s’élimine au fur et à mesure que le processus d’amélioration se développe. Cette élimination de l’obstacle implique à son tour l’intervention de facteurs qui agissent comme des moyens contre l’obstacle et pour le bénéficiaire. ‘“ Cette transformation introduit deux rôles nouveaux : d’une part, l’agent qui assume la tâche au profit d’un bénéficiaire passif, c’est l’allié ; et d’autre part l’obstacle affronté par l’agent peut s’incarner dans un agent doué d’initiative et d’intérêt propre : cet autre est un adversaire’ ‘ 201 ’ ‘ ”’.

On va essayer de suivre la conduite de l’élément féminin principal Amina -par rapport à l’obstacle rencontré, - par rapport à l’allié qu’elle recherche, Aïda. Le mari, Majid, est l’obstacle puis l’adversaire au projet de la jeune femme. Face à cet obstacle la jeune femme recherchera d’abord l’aide de son amie Aïda qui se fait par un échange concret : elle l’accueillit chez elle. Cette dernière aide est ‘“ fournie dans l’attente d’une compensation future, l’allié se comporte en créancier du bénéficiaire’ ‘ 202 ’ ‘ ”’. Lorsque l’obstacle devient agent-adversaire, Amina doit l’affronter selon trois stratégies : la fuite, la négociation, l’épreuve de force. Amina choisit la fuite qui la met ainsi hors de portée de son adversaire (son mari). Mais là aussi la conséquence de cet acte va l’immobiliser puisque son mari lui retire la voiture, l’argent et lui interdit de revenir à la maison et de revoir ses filles. Cette fois-ci l’intervention de l’allié ne se fera pas dans le cas d’un rapport créancier/débiteur, mais les intérêts d’Amina et son alliée Aïda vont coïncider. Les deux personnages sont en effet sous le joug de la même autorité et rêvent chacun de transformer leurs situations, l’allié sera alors solidaire. Cette fois-ci le rapport qui les lie est une alliance pour l’accomplissement d’une tâche. ‘“ l’amélioration est obtenue, grâce au sacrifice d’un allié dont les intérêts sont solidaires de ceux du bénéficaire’ ‘ 203 ’ ‘ ”’. Des intérêts communs soudent les deux personnages qui parviennent finalement à déjouer le programme de Majid en réussissant à lui faire changer d’attitude envers sa femme. Le récit commence par la crise conjugale (cf. la séquence d’Amina chez le Marabout) et se termine par la réconciliation des époux. L’unité du récit en résulte car ‘“ en tant qu’objet matériel, tout récit est “ clôturé ”. [...] Il forme un tout, ce qui a un commencement, un milieu et une fin’ ‘ 204 ’ ‘ ”’.

Amina est d’un bout à l’autre de ces conduites l’initiatrice, elle commence par subir, mais ensuite elle agit. Elle rencontre des obstacles, mais ne cède pas devant l’adversité. Le chemin qui la mène “ vers sa libération ” est semé d’obstacles. Apparemment, la ligne conductrice semble ériger en sujet cette femme. Cependant sa fuite est entravée par une dégradation involontaire (elle perd tous ses avantages matériels et affectifs, le soutien de sa famille). Cet état va nécessiter l’intervention d’un allié, c’est-à-dire ‘“ un agent qui assume la tâche au profit d’un bénéficiera passif ”’. Ainsi la réalisation de ce Sujet à travers le rôle d’Amina ne se fait que médiatisé par l’alliance et l’aide d’un adjuvant, Aïda. La réussite du projet démontre le savoir-pouvoir de l’allié. La volonté du sujet-Amina ne dépasse pas son cadre virtuel. Au début du conflit entre le sujet-Amina et l’adversaire-Majid, le vouloir du sujet ne transite pas vers le pouvoir. Celui-ci est modalisé par le faire de l’allié-Aïda. L’identité du sujet à construire prend appui sur un autre sujet et non sur le sujet lui-même. Il ne suffit donc pas de noter la réussite de l’acte, mais aussi comment il a été accompli. Dans cette relation d’aide, le pouvoir-savoir-faire de l’allié-Aïda est sans équivoque. Son faire est sanctionné par une réussite qui tend à revérifier sa capacité de “ sauveur ”. Les personnages qui sont ‘“ à la fois une doxa [...], un facteur de vraisemblance, [et] une nécessité structurale’ ‘ 205 ’ ‘ ”’, construisent les trajectoires qui mettent en jeu les modalités constitutives des sujets sémiotiques, c’est-à-dire des sujets de vouloir, de savoir et de pouvoir.

L’intrigue peut être résumée, schématisée selon un modèle commun à des films aussi différents les uns des autres : le héros, ou l’héroïne (Aïda) doit arracher un autre personnage (Amina) à l’emprise d’un milieu hostile. Le héros (Aïda) doit opérer pour ramener l’autre personnage (Amina), capté par quelqu’un (Majid) ou par l’inconscient, dans un milieu “ normal ”, en exterminant ou en ridiculisant le rival ou ravisseur (Majid). On peut alors considérer que Tunisiennes par-delà d’infinies variations, est constitué d’éléments invariants, sur le modèle des fonctions dégagées par Vladimir Propp pour le conte populaire russe. Les situations, les personnage ou les modalités d’action varient : les fonctions restent, quant à elles, identiques. Les fonctions se combinent entre elles à l’intérieur des séquences du film dont les unes entraînent les autres jusqu’à la clôture que figure le retour à l’état initial ou l’accès à l’état désiré (l’abdication de Majid et la réconciliation du couple). L’histoire de Tunisiennes peut être analysée en termes de disjonctions et de conjonctions (rencontres, unions), de séparation et d’union. En fin de compte, cette histoire n’est faite que de disjonctions “ abusives ” qui donnent lieu, par transformations, à des conjonctions “ normales ”, et de conjonctions “ abusives ” qui appellent des disjonctions “ normales ”.

En effet, la solidarité féminine joue un rôle déterminant dans la culture maghrébine et tunisienne, puisqu’elle permet aux femmes de résister à l’agression et de faire bloc contre l’injustice d’un système patriarcal séculaire. La sororité entre femmes unit les trois personnages féminins de Tunisiennes, qui se “ liguent ” contre le mari de l’une d’elle (Amina). En effet, la cause commune, se battre contre la domination masculine, rapproche les femmes les unes des autres. Cette sororité séculaire est ‘“ la preuve de la guerre, du non-amour entre les sexes ’ ‘ 206 ’ ‘ ”’. Dans Tunisiennes ce “ non-amour ” est parfaitement illustré dans la relation tumultueuse entre Majid et Amina. Il atteint son point culminant dans le domaine du sexuel. Comment Tunisiennes aborde-t-il la sexualité au sein du couple? Comment décrit-il la sexualité féminine et masculine? Quels sont les “ codes ” qui règlent cette sexualité?

Notes
199.

H. Djebali, “ Interview avec H. Djebali ” dans C. Achour, Diwan d’inquiétude et d’espoir. La littérature féminine algérienne de langue française, Alger, Enag/Editions, 1991, p. 544.

200.

C. Bremond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 102.

201.

Ibid., p71

202.

Ibid., p. 72

203.

Ibid., p. 81.

204.

C. Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968, p. 37.

205.

M. Vernet, Narrateur, personnage, spectateur, doctorat de 3e cycle, Paris III, Université de la Sorbonne Nouvelle et EHSSS, 1985, p. 220.

206.

A. Djebar, op. cit., p.14.