III.1. Le code de la religion

Le texte filmique appartient à un contexte et à un référent culturel et sociologique. Dans cette partie, Nous analysons brièvement la représentation de la femme dans la tradition musulmane. Nous examinons le rôle des traditions et des coutumes dans l’évolution progressive de la femme tunisienne au fil des événements socio-historiques. Dans la tradition maghrébine et musulmane, la séparation entre les deux sexes découle de deux codes: le code de la religion et le code de l’honneur. Nous étudions brièvement le statut de la femme tel qu’il est déterminé par les textes religieux, notamment le Coran, la Sunna et quelques textes des érudits musulmans ; en examinant quelques lois islamiques concernant la voix, le corps, le regard, la sexualité, etc. En effet, le corps de la femme y est soumis à des prescriptions rigoureuses, même en présence d’autres femmes. Nous étudions également le statut de la femme dans la tradition tunisienne, particulièrement dans les périodes concernant les films du corpus. En outre, nous nous intéressons à l’étude de la sexualité, du corps et de la culture dans la construction de l’identité féminine, identité tiraillée entre tradition et modernité.

Comme tous les discours sociaux tunisiens qui portent sur les rapports entre les sexes, le cinéma tunisien relève de deux codes culturels : la religion et l’honneur. Si ces codes sont des passages obligés pour tout discours sur ces rapports, c’est parce qu’ils codifient la séparation des sexes. En effet, cette dernière obéit en fin de compte à des entités qui dépassent l’individu, comme le groupe/le collectif et le divin. Les deux codes mentionnés ci-dessus codifient et règlent, par le truchement de nombreuses prescriptions, l’univers féminin (surtout) et les rapports femme-homme. Parmi ces prescriptions, figure le principe de hiérarchie entre les sexes.

Il est courant, pour ceux qui font la comparaison entre la sexualité dans la civilisation chrétienne et la sexualité dans la civilisation musulmane, de tomber dans les généralisations trop hâtives et notamment d’affirmer que l’Islam a une attitude positive en ce qui concerne la sexualité. C’est le cas du sociologue tunisien A. Bouhdiba qui, dans La sexualité en Islam 207 , ne cesse de se féliciter en tant que musulman de l’attitude positive de sa civilisation envers la sexualité. L’Islam n’a pas une attitude positive envers la sexualité, ce qui le distingue c’est sa sophistication en la matière. La sexualité n’est pas globalement affirmée comme contraire à l’ordre mais sa composante humaine la plus contrôlable, le désir, est définie comme source et substance de l’illicite.

Néanmoins, l’Islam est considéré, comparé à d’autres religions, comme une religion pragmatique et terrestre. L’abstinence, idéal absolu du modèle chrétien, n’est pas l’adage du modèle islamique. L’abstinence sexuelle est assez relative en Islam qui conçoit la sexualité dans le cadre collectif et non dans le carde individuel. Le concept chrétien selon lequel l’individu est déchiré tragiquement entre deux pôles - le bien et le mal, la chair et l’esprit, l’instinct et la raison - est très différent du concept musulman. ‘“ L’Islam a une théorie sur les instincts plus proche du concept freudien de la libido : les instincts à l’état brut sont de l’énergie. L’énergie émanant des instincts est pure en ce sens qu’elle n’implique aucunement l’idée de bien ou de mal’ ‘ 208 ’ ‘ ”’. La question de bien et de mal ne se pose que lorsque le destin social des hommes est pris en considération. L’ensemble des lois détermine dans quelle mesure l’utilisation particulière des instincts est bonne ou mauvaise. C’est l’utilisation qui est faite des instincts, et non les instincts eux-mêmes, qui profite ou nuit à l’ordre social 209 .

En conséquence, dans l’ordre musulman, l’individu n’est pas tenu de supprimer ses instincts ou de les contrôler pour le principe, il lui est demandé seulement de les utiliser conformément aux exigences de la Loi religieuse. Les attitudes et comportements individuels sont soumis à la volonté du groupe car toute individualité constitue une menace à la cohésion du groupe. Toutefois, il est paradoxal d’une part de séparer les sexes, d’autre part de reconnaître et de glorifier la sexualité. Tel que nous le verrons à l’analyse des films du corpus, la prédominance du collectif sur l’individuel est interdépendante de la prédominance du masculin sur le féminin. La femme se définit par rapport au besoin du “ croyant ” (cf. Tunisiennes). Le croyant se définit par rapport au besoin de la collectivité et au besoin de Dieu. Chacun poursuit sa route au sein de cette trajectoire triangulaire où la soumission remplace la rencontre. La primauté de l’homme sur la femme reste indiscutable, totale et absolue. Dans le Coran, le Prophète s’adresse aux hommes uniquement, à l’exclusion des femmes qui ne sont jamais mentionnées que comme objets des actes des hommes. A travers les passages concernant les femmes, sont retenus deux aspects, exclusifs de tout autre : épouses ou génitrices.

La sexualité islamique obéit à des normes très précises. Le corps y est soumis à des contraintes éthique, morale et sociale. Le croyant doit obéir à la prescription qui ordonne de cacher el aoura, la partie borgne du corps, qui s’étend du nombril au genou pour l’homme, et qui s’étend sur tout le corps (même le regard et la voix) pour la femme, car le corps féminin est érogène dans son ensemble. La sexualité islamique ne s’exerce que dans le cas strict du mariage. La sexualité féminine est la plus sanctionnée en Islam car elle est considérée comme puissante et active face à la faiblesse masculine. Les restrictions furent prescrites pour départir la femme de cette puissance active, souvent assimilée à des pratiques de cheitan, des pratiques sataniques. En effet, dans l’Islam, un homme est sans défense devant un corps féminin.

La plupart des hommes tunisiens redoutent d’autant plus l’empire que les femmes peuvent prendre sur les hommes grâce à la sexualité, que l’idéologie religieuse encourage et même recommande l’exercice de la sexualité masculine. En effet, ‘“ les hommes ne sauraient donc se passer des femmes et s’exposent ainsi à leurs artifices’ ‘ 210 ’ ‘ ”’. La femme vit une situation contradictoire : valorisée socialement et idéalisée comme mère, méprisée et objet de défiance comme femme, n’incarne-t-elle pas la ruse, la tentation (fitna), la diablesse (chitana)?

Cette notion de fitna 211 est en effet très importante dans les sociétés musulmanes. Fitna signifie discorde, querelle, guerre, désordre, chaos, ou... “ une belle femme ”, avec l’idée d’une femme fatale dont le pouvoir séducteur fait perdre aux hommes la maîtrise d’eux mêmes. Ce terme semble désigner ce qui motive la crainte des femmes qu’ont les hommes : le chaos, le désordre peuvent être développés par les femmes, si les hommes n’y prennent pas garde. Selon la sociologue marocaine Fatima Mernissi ainsi que Fatna Aït Sabbah, les femmes seraient plus que les hommes susceptibles de ce désordre (fitna), de cette subversion de l’ordre social, grâce à l’exercice d’une forme d’intelligence particulière, (el Kayd), qui serait essentiellement ‘“ féminine et vouée à la destruction calculée, froide et permanente du système’ ‘ 212 ’ ‘ ”’. F. Mernissi donne de Kayd le sens de : ‘“ pouvoir de tromper et de vaincre les hommes, non par la force, mais par la ruse et l’intrigue’ ‘ 213 ’ ‘ ”’. C’est ce terme de Kayd qui est employé dans le Coran pour stigmatiser les “ artifices ” des femmes, comme on l’a vu plus haut. Le terme paraît vraiment exprimer dans les discours arabes tels que les rapportent Mernissi et Aït Sabbah, la crainte que les hommes ont des femmes, de leurs ruses.

L’attraction “ fatale ” exercée par les femmes sur les hommes est à ce point importante qu’elle est à l’origine de plusieurs règles de la jurisprudence islamique.Pour neutraliser ou réduire le danger que représente le corps féminin qui éveille chez l’homme des pulsions qui vont à l’encontre de la loi divine, il a fallu le voiler. Toute la surface du corps et surtout le regard et les parties génitales doivent être voilées. Dans la culture arabo-musulmane, la beauté physique de la femme est souvent vécue d’une manière tragique 214 . A l’instar du regard, le son est également soumis à des interdictions. Le Coran insiste sur les maléfices et nuisances que causent le son et la musique car ils peuvent stimuler et faire bouger le corps vers le désir. Il est donc interdit aux femmes de s’adresser aux hommes par l’entremise des sons.

Tous ces voilements construisent un ordre social qui affecte directement et indirectement les rapports femme-homme dans les sociétés arabo-musulmanes en général, et dans les sociétés maghrébines en particulier 215 . En effet, la conception islamique des rapports entre les sexes varie selon les données anthropologiques et les orientations politique et économique des pays musulmans concernés 216 . La ségrégation par le truchement de ces voilements a pour conséquence une socialité fondée sur des rapports masculins exclusifs qui se déroulent dans des lieux situés en dehors de la maison (la rue, le café, le stade, le café maure, le bar).

Les films du corpus montrent que les rapports femme-homme se limitent dans ce cas à des rapports de séduction qui représentent la réponse à l’interdit qui sanctionne les rapports entre les sexes (cf. Halfaouine). La séduction et sa panoplie sont une subversion qui vise à bouleverser le système tout en se servant de ses propres lois 217 . Le regard est investi d’un pouvoir immense car, à lui seul, il parvient à dépouiller la sexualité de son caractère sacré. En effet, le Coran interdit à la femme de lever les yeux et de soutenir le regard de l’homme. Pour subvertir ces interdiction coraniques, une vaste palette des subtilités du regard parvient à servir de réseau compensatoire. Ce sont les yeux qui interfèrent avec les systèmes complexes du licite et de l’interdit car ils ordonnent et établissent le rapport d’échange entre les deux sexes. Les yeux sont précieux dans la doxa tunisienne (en arabe, on dit de quelqu’un qu’on aime qu’il est “ plus précieux que les yeux ”).

La transgression de l’interdit établi par l’Islam se passe également par le biais de la langue. Dans l’éthique arabo-musulmane, la langue et le sexe sont étroitement liés. En effet, la rhétorique et la grammaire arabe puisent largement dans le répertoire du sexe 218 . Cette interdépendance explique la grande capacité de la métaphorisation de la langue arabe. La métaphore devient une sorte de compensation, de sublimation. Ainsi, dans Halfaouine, la femme qui circule sans voile est dite aryana, ou zonta (littéralement : nue) ; dans L’Homme de cendres, la prostituée est dite fasda (littéralement : pourrie) car elle incarne le corps pourri, défectueux. Ce terme provient du champ sémantique de l’alimentation, un aliment fased est un aliment pourri, non consommable. Le corps fased de la prostituée est un corps pourri, non consommable ; il est consommable uniquement dans le cas illicite de l’adultère, el zina, interdit par l’Islam. Le corps pourri est dangereux pour la communauté car il ébranle le fondement de ses lois.

Notes
207.

A. Bouhdiba, La Sexualité en Islam, Paris, Quadrige/PUF, 3e éd., 1982, p. 69.

208.

O. Chraïbi, Le traitement du problème de la femme dans le cinéma marocain, Mémoire de DEA, DERCAV, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1988, p. 24.

209.

Selon Al-Ghazali, si le désir charnel est utilisé selon la volonté de Dieu, il sert les intérêts de Dieu et de l’individu dans les deux mondes, il ennoblit l’existence sur la terre et au ciel. Abu Hamid Al Ghazali, Ihya ulum ad-din (Revivification des sciences de la religion), Le Caire, Ed. “ al-maktaba at-tijariya al-kubra ”, 1987, p. 28.

210.

A. Bouhdiba, “ La société maghrébine face à la question sexuelle ”, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXVI, 1984, p. 91.

211.

Fitna provient d’une racine arabe F T N, qui, en arabe classique, a les sens fondamentaux de : mettre à l’épreuve, éprouver, tenter, chercher à séduire, exciter à la sédition, jeter le trouble dans les esprits par l’effet que produit la beauté sur un grand nombre d’admirateurs rivaux, séduire, charmer, tourner la tête à quelqu’un, tenter sa vertu.

212.

F. Aït Sabbah, La femme dans l’inconscient musulman, Paris, Albin Michel, 1986, p. 34.

213.

F. Mernissi, Sexe et idéologie en Islam, Paris, Eds Tierce, coll. “ Femmes ”, 1983, p. 55.

214.

M. Chebel, Le Corps dans la tradition au Maghreb, Paris, PUF, “ Beauté et fascination arabes ”, Autrement, n°9, juin 1987, p. 103.

215.

E. Lemoine-Luccioni, La Robe. Essai psychanalytique sur le vêtement, Paris, Seuil, coll. “ Le champ freudien ”, 1983, p. 132.

216.

A. Abou El Aazim, La Femme dans la pensée arabo-islamique, doctorat de 3e cycle, Paris III, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1977, p. 507.

217.

A. Maake, Les Interdits et les tabous du corps de la femme chiite au Liban-Sud, doctorat de 3e cycle, U.E.R. Sciences Humaines et Cliniques, Paris III, 1972, p. 302.

218.

Pour n’en donner qu’un exemple, el muzawaja (accouplement) est l’opération qui accole le sens de deux substantifs ou de deux adjectifs.