III.2. Le code de l’honneur

A la conception islamique du corps, s’ajoute celle qu’en donne l’honneur. A l’instar de l’Islam, l’honneur se fonde également sur le groupe qu’il exhorte à la cohésion 219 . Cette cohésion vise à éviter le déshonneur qui peut surgir à tout moment et provoquer ainsi la mort sociale du groupe. Grâce à l’honneur, un groupe se distingue des autres groupes en établissant un ensemble de règles plus ou moins formulées dont se servent le groupe et l’individu.

Au Maghreb, et dans les sociétés arabes en général, l’honneur n’est ni politique ni social, il est avant tout moral. Les femmes contribuent à sauvegarder l’honneur moral dont les hommes sont exclusivement les principaux acteurs 220 . En Tunisie, les femmes sortent et côtoient les hommes, cependant il est strictement interdit qu’elles lient des relations étroites avec eux car la proximité est considérée comme une atteinte à l’intégrité sexuelle, à la virginité et à l’honneur de la famille ou du groupe. L’honneur est également au centre du contrôle sur les espaces, notamment l’espace féminin. D’un point étymologique, ‘“ l’honneur, ’ ‘hurma’ ‘, vient de ’ ‘harem’ ‘ (l’interdit, l’inviolable). C’est cette autorité qui donne sens à la riposte, car plus l’interdit est contrôlé, plus le sentiment d’honneur et de prestige grandit. [...] La maison, espace intime des femmes, s’appelle aussi la ’ ‘hurma’ ‘, c’est-à-dire l’espace sacrilège qui concerne l’honneur moral ’ ‘ 221 ’ ‘ ”’.

L’honneur est strictement lié à la sexualité féminine, à la protection de la hurma qui n’est pas restituable en cas de perte. Cette protection est vécue dans un espace extérieur, d’une manière active chez les hommes (riposte, activité défensive ou offensive) et un dans espace intérieur, d’une manière passive chez les femmes (pudeur, maintien de l’intégrité sexuelle, de la virginité). L’honneur fonctionne donc selon un schéma qui oppose masculin/féminin, extérieur/ intérieur, activité/ passivité. Le mode dichotomique structure la sexualité féminine et par extension l’ordre social. La femme doit être passive et occuper uniquement l’espace intérieur pour éviter les menaces contre son intégrité physique et sexuelle et pour ne pas entacher l’honneur de son groupe.

La dissociation est nécessaire entre sexualité et affectivité. L’exercice de la sexualité ne saurait s’encombrer d’une affectivité qui ne manquerait pas de menacer par ses errements possibles. C’est une affaire trop sérieuse, trop importante pour le patrilignage pour être laissée à la gestion, voire à la fantaisie individuelle (cf. Tunisiennes). Pas question entre homme et femme de laisser libre cours à des sentiments aussi désordonnés, aussi mal contrôlables que l’amour, le désir et leurs réalisations individualistes. ‘“ L’exercice de la sexualité libidineuse n’a pas de place hors les prescriptions du groupe. Puisque l’intérêt du groupe est le seul qui compte, la sexualité ne saurait être que sociable, au service du patrilignage’ ‘ 222 ’ ‘ ”’. Davantage que la sexualité masculine, la sexualité féminine doit être contrôlée puisque, contrairement à la sexualité masculine, elle entraîne des conséquences sociales directes et peut nuire à la cohésion du groupe.

En effet, la sexualité féminine se confond avec l’honneur de la famille et du groupe. Même en cas de passation, de mariage, le corps d’une femme n’appartient jamais vraiment à sa famille d’accueil, celle du mari, mais à sa famille d’origine. Si la conduite de la femme est estimée incongrue, la honte et le déshonneur accablent aussi bien le groupe donneur, son père et ses frères (on dit souvent : “ un tel a donné sa fille ”) que le groupe receveur, le mari et sa famille (cf. Tunisiennes). Dans ce cas, la femme est jugée comme une marchandise à jamais fasda, défectueuse, qu’on retourne à son vendeur, le groupe familial d’origine.

Au départ le corps de la femme n’est qu’un corps “ suspect ” à forte potentialité reproductrice 223 . Grâce à de nombreuses maternités, le corps féminin s’affranchit, devient libre, et passe d’une position instable et précaire à une position stable, solide et même enviée. Cette lente mutation témoigne de la ‘“ suractivation érogène’ ‘ 224 ’ ‘ ”’ du corps de la femme. Lors de ce déplacement, la honte et la pudeur, apanages de la femme maghrébine, expriment une passivité active, c’est-à-dire une prise active du rôle passif. La honte féminine est subie, est acceptée car elle se déroule dans le cas légal et institutionnalisé du mariage (el nikah). Cette acceptation est une manière de faire passer l’intérêt du groupe (la procréation) sur son propre intérêt, sur soi.

La conception spatiale de la sexualité féminine est étroitement liée au potentiel reproducteur. Dans les sociétés maghrébines en général, et tunisienne en particulier, la maternité est démesurément valorisée. Ainsi en mettant au monde des enfants, mâles, la femme contribue à assurer la survie du groupe. C’est la raison pour laquelle la femme stérile est exclue du groupe, de la société car elle met tragiquement fin à toute forme de reproduction et de prestige, ce qui a pour corollaire la mise en danger de l’existence du groupe. Dans la dialectique de l’honneur, la femme stérile, n’ayant aucun intérêt, est vouée à une mort sociale certaine (cf. Les Silences du palais). Au Maghreb, la femme existe et se valorise grâce à ses enfants, par procuration. Pour l’homme, le corps féminin renferme une puissance érotique et reproductrice qu’il faut maîtriser et surveiller.

Si nous avons insisté sur la religion et l’honneur, c’est parce qu’ils permettent de jeter un nouveau regard sur les différents discours formulés sur les rapports entre les sexes dans la culture tunisienne. En effet, la frontière entre les sexes, révoltante dans le cas des idéaux modernes, est la caractéristique la plus représentative de l’inconscient collectif tunisien. Cette caractéristique puise sa source dans un soubassement historique à triple dimension : méditerranéen, arabe et musulman 225 . Aussi bien en Italie ou Espagne du sud, qu’en Turquie ou qu’en Afrique du Nord, la séparation sexuelle régit la vie sociale et constitue le domaine le plus institué 226 . Malgré des bouleversements et des changements locaux, les divisions sexuelles restent puissamment présentes dans la codification des rapports entre les sexes. Le caractère arabo-musulman qui s’ajoute au caractère méditerranéen 227 donne une coloration plus fortement particulière et complexifiée aux rapports entre les femmes et les hommes en Tunisie.

Notes
219.

E. Fares, L’Honneur chez les arabes avant l’Islam, Paris, Adrien Maisonneuve, 1985, p. 88.

220.

L. Chikhani-Nacouz, Le Crime d’honneur au Liban. Etudes de psychologie sociale, doctorat de 3e cycle, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1979, p. 7.

221.

R. Hadj-Moussa, Le Corps, l’Histoire, le Territoire, Paris, éditions Balzac/Publisud, 1994, p. 38.

222.

A. Bouhdiba, “ La société maghrébine face à la question sexuelle ”, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXVI, 1984, p. 91-101.

223.

D. Lebreton, Corps et sociétés. Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Paris, Librairie des Méridiens, coll. “ Sociologie au quotidien ”, 1985, p. 186..

224.

M. Chebel, op. cit., p. 100.

225.

C.-H. Breteau et N. Zagnoli, “ Le statut de la femme dans deux communautés rurales méditerranéennes : La Calabre et le Nord-Est constantinois ”, Les Temps modernes, n° 518, 1981, p. 1974.

226.

G. Lebidois, L’Espagne et le concept d’honneur, Paris, Garnier-Frères, 1921, p. 215.

227.

C.-H. Breteau, N. Zagnoli, op. cit., p. 1977.