III.3. La solitude (sexuelle) des femmes et des hommes 

Dans le domaine de la sexualité, comme ailleurs, la femme doit être entièrement soumise à son mari. Des initiatives féminines seraient considérées comme déplacées, un tel comportement est le propre des prostituées (au mieux des concubines). Aïda : ‘“ Moi quand je faisais un câlin à mon ex, il disait : “ qui t’as appris ça ? ”. Dommage, ils ne connaissent pas la tendresse ”’. Les femmes doivent se prêter aux rapports sexuels à l’entière discrétion masculine, être toujours disponibles et ne jamais se refuser. La jeune femme doit être soumise sexuellement comme on le lui a recommandé à son mariage. Elle ne doit pas être experte, sinon on peut craindre qu’elle ne souhaite aller chercher ailleurs d’autres expériences. Elle ne saurait donc être un véritable partenaire. ‘“ Pour un homme, une épouse c’est d’abord celle qui “ soulage ”, qui satisfait ses besoins sexuels’ ‘ 228 ’ ‘ ”’. Dans Tunisiennes, Majid est furieux, humilié car sa femme se refuse à lui sexuellement :

Dans l’univers patriarcal, l’acte sexuel n’est pas un acte qui unit deux partenaires également doués de volonté, seule la volonté de l’homme est prise en considération. La femme est souvent comparée à des objets inanimés et cataloguée comme un bien : ‘“ Vos femmes sont pour vous un champ de labour : allez à votre champ, comme vous le voudrez’ ‘ 229 ’ ‘ ”’. Dans le milieu tunisien, tout est mis en oeuvre pour nier la sexualité de l’individu. L’éducation basée sur la répression, est une institution destinée à dresser le sujet en vue de lui faire intérioriser les normes de la société dans la négation de sa personnalité et de son individualité, surtout quand il s’agit de la femme. Cette éducation a été si bien intériorisée par les mentalités que même Amina, malgré son dégoût vis-à-vis de Majid finit par admettre qu’elle est sa femme et qu’il a donc le droit d’user de son corps à sa guise.

Alors que dans les structures patrilignagères l’exercice devait être limité au sein des rôles sociaux imposés, les bouleversements actuels en introduisant l’individualisation ouvrent la voie vers l’exercice d’une sexualité personnelle privée, qui se trouve encore prohibée. Dans Tunisiennes,Aïda bénéficie d’une liberté toute temporaire liée à un statut très transitoire, celui de femme divorcée. Tout se passe comme si, un premier mariage ayant pris fin, elle se trouvait un temps, affranchie de la domination masculine, quasi égale de l’homme. Elle se dégage, provisoirement, de la règle patrilignagère. On serait tenté d’interpréter ce laxisme apparent, mais très limité, comme une soupape de sûreté permettant aux veuves ou divorcées, ces femmes sans hommes, d’assouvir un temps leurs désirs en bénéficiant des mêmes libertés qu’un homme et de jouer alors un rôle de femme indépendante. Il s’agirait ainsi d’une concession calculée, d’une entorse volontaire à la règle, écart salutaire à l’ordre social qui intègre ainsi en le canalisant, en lui assignant des limites, un désordre qui sans cela pourrait constituer une grave menace ; la sexualité féminine pourrait être redoutable voire subversive si elle n’est pas assouvie.

Aïda est une femme “ omnisexuelle 230  ” qui détruit impunément toutes les barrières sociales et érode avec succès les fondations de l’institution sacrée par excellence, la famille. Son ex-mari ainsi que son amant n’ont pas eu le courage, la témérité d’affronter le fantasme féminin, écrasant par sa force et débordant par sa sensualité, incarné par Aïda.

  • Aïda : Avant le mariage, on a passé une année folle. Après il avait changé. Il est devenu quelqu’un d’autre. Il me reprochait d’avoir couché avec lui avant le mariage. Il s’est mis à douter et à être jaloux de tout. Il croyait que je le trompais.
  • Amina : Et tu l’as fait ?
  • Aïda : Si je l’avais trompé, je n’aurais pas divorcé. J’aurais aimé le faire mais je n’ai pas pu. ça m’était difficile. Dans ma tête, je l’ai trompé ”.

A travers cette femme ominsexuelle et “ surpuissante ”, ces deux hommes ont laissé resurgir leur peur du féminin qui enveloppe et engloutit, Ogresse qui dort profondément dans les marécages de la mémoire. La femme, faible, léthargique, à l’image d’Amina, n’est pas effrayante ; elle est à protéger, à enfermer, à voiler pour la marquer du signe de la possession et de la non-disponibilité. D’un côté, on aura un féminin vidé de son pouvoir, incarné par Amina, de l’autre un diable saturé de sensualité et de séduction, Aïda. Dans l’univers omnisexuel où le rapport est inversé, c’est l’homme qui est inertie, et c’est la femme qui est action. Ici, le rapport de force est toujours là, mais les rôles ont renversés, c’est la femme qui a un projet, celui de l’orgasme, dans lequel elle investit volonté et énergie.

La raison et le désir sont articulés dans un rapport de force où chaque renforcement de l’un est accompagné nécessairement par un affaiblissement de l’autre, impliquant une lutte constante, continuellement entretenue, qui n’est jamais réglée définitivement entre l’homme et la femme. L’identification désir-diable-femme est très claire dans la littérature religieuse. Ghazali, dont l’approche analytique est caractérisé par une rigueur admirable, résume clairement l’identification du diabolique et du féminin. Dans son ouvrage intitulé Le livre des bons usages en matière de mariage 231 , Ghazali oppose la raison et le désir. Selon lui, la volonté de l’homme est réduite à néant lorsque le désir s’enflamme car la raison ne peut plus le contrôler. D’où la nécessité de contrôler la femme, de la neutraliser autant que possible, car elle est l’unique incarnation concrète du désir. Le personnage d’Amina, quel que soit sa complexité et son degré d’autonomie par rapport à la Loi patriarcale, se caractérise par l’effacement du désir, c’est-à-dire de la réalité féminine la plus terrifiante pour le pouvoir masculin, parce que la plus incontrôlable par lui. Le désir féminin met en péril toutes les images traditionnelles de la virilité. L’effacement des enjeux de désir sont une forme compensatoire de sécurisation pour l’identité masculine.

A l’inverse d’Amina, le personnage d’Aïda est tout sauf muet, et il est parfaitement clair que jamais elle ne se résignera aux insuffisances d’un homme qui ne peut la satisfaire. Aïda a refusé le refuge consolateur que lui offrait son ex-mari pour affronter toute seule la vie. Néanmoins, elle n’arrive pas à vivre librement chez elle. Elle est constamment espionnée par ses voisins. Un plan nous la montre rentrant chez elle avec ses deux amies et trouvant dans sa boîte aux lettres une lettre d’insultes. Son voisin se permet de la harceler avec ses avances déplacées sous prétexte qu’elle reçoit des hommes et que lui aussi “ a droit à une part du gâteau ”. Aïda finit par demander à son ami Slah de ne plus la visiter à cause de la pression de ses voisins.

  • Aïda : Slah, ne fais pas croire aux gens qu’on vit ensemble. Ne viens plus tout seul. Il y a les voisins. Tout un immeuble me surveille. N’oublie pas que je suis divorcée avec deux enfants!
  • Slah : Quel est le problème ? Je suis aussi divorcé et j’ai des enfants.
  • Aïda : Non Slah. Tu n’es pas une femme.

Fatiha décrit parfaitement la situation quand elle dit à Aïda, qui lui reproche d’avoir fui l’Algérie par manque de courage, ‘“Toi tu n’as pas fui ton pays. Toi tu as fui ta vie. On rentre chez toi en douce. On a peur des voisins. Tu vis chez toi en clandestine ! ”’ Aïda est devenue une cible facile à l’agression de son entourage sous prétexte qu’elle vit seule avec ses enfants et qu’elle reçoit des hommes. Elle paie le prix de ses choix personnels qui sont en porte-à-faux avec les codes d’usage de la collectivité. Son amant palestinien l’a également quittée car elle était “ trop libre pour lui ” :

  • Aïda : Il [M’hamed] a eu peur de me le dire en face [qu’il avait l’intention de la quitter].
  • Fatiha : Il ne te mérite pas je t’assure. N’en fais pas une maladie.
  • Fais-toi une raison. Il est parti. Il est marié chez lui laisse-le.
  • Aïda : Non !
  • Fatiha : Que t’a-t-il dit ? Il t’a dit qu’il divorcerait pour t’épouser. Il ne le pensait pas. Tu as couché avec lui sans être mariée. Tu es bien trop libre pour lui.
  • Aïda : Mais je ne lui ai rien demandé. C’est lui qui est venu chercher de la chaleur. Et quand il l’a trouvée il s’est rappelé son pays. [elle pleure] Tu as de la chance de voyager. Sans mes gosses je serais déjà partie !

Il faut lire dans l’histoire d’Aïda la culpabilité qui pèse sur une femme pour avoir tenté d’échapper au pouvoir patriarcal et de vivre son existence amoureuse et sexuelle, son existence de femme, en toute liberté. Il faut y lire plus profondément le désir des hommes de culpabiliser les femmes qui seraient tentées de vivre leur vie de façon autonome. Aïda a refusé le renoncement au désir, mais elle devra le payer en perdant par deux fois deux hommes qu’elle aimé : son ex-mari et son amant. Elle est “ top libre ” pour eux. Ce film revendique clairement le droit des femmes au plaisir sexuel. Le film montre l’incapacité de l’ex-mari d’Aïda, et de son amant par la suite, à lui donner ce plaisir, parce que la société n’imagine pas de réciprocité dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres.

Dans ce récit filmique, la faute est donc sanctionnée : Aïda est vouée à la solitude. La sanction suit sa trajectoire logique puisque Aïda d’homme en homme aboutit au même résultat : la solitude. L’indépendance et le Code du Statut Personnel ont arraché la femme tunisienne à une tradition archaïque pour la précipiter seule et sans défense en plein milieu du XXeme siècle. La femme a acquis “ officiellement ”, constitutionnellement la liberté, mais cette liberté se paie malheureusement par une grande solitude. Ce film montre qu’une femme, Aïda, qui vit seule et qui désire s’occuper de sa famille et mener une sexualité autonome, se heurte à de multiples contradictions que le film ne résout pas. Le film soulève des vrais problèmes : le double standard sexuel et professionnel dont les femmes sont victimes. Elles n’ont droit ni à l’activité sexuelle des hommes (Aïda), ni au “ cumul ” du mariage et d’une activité professionnelle (Amina). Si elles désirent d’autres hommes que leur mari ou s’ennuient à la maison, c’est qu’elles sont malades, à l’instar d’Amina qui prend des tranquillisants qui l’aident à supporter sa décevante réalité.

La confusion des sentiments entre le désir de changement et l’obéissance aux valeurs traditionnelles est courante chez les femmes des couches populaires (Aïda) et des femmes des “ élites ” (Amina). Les Tunisiennes ont été nombreuses à tenter d’échapper à un statut familial ne faisant aucune place à leur désir d’autonomie. A l’instar des héroïnes de Tunisiennes, ‘“ beaucoup d’entre elles ont divorcé d’époux incapables de les considérer comme des individus à part entière. D’autres se sont résignées au célibat faute de trouver un homme qui s’accommode de la vie qu’elles entendent mener. Loin d’être satisfaites, elles se sentent exclues d’une société que leur comportement agresse et se perçoivent comme des contre-modèles pour la majorité des femmes qui les plaignent de leur sort plutôt qu’elles ne l’envient’ ‘ 232 ’ ‘ ”’. Condamnées pour la plupart, quel que soit leur âge, à partager le toit des parents qui ne peuvent concevoir qu’une femme célibataire vive seule, elles n’ont de fait aucune indépendance réelle. Dans Tunisiennes, Aziza malgré son âge et son indépendance financière (elle est professeur à l’université) vit encore chez ses parents. En effet, au Maghreb, ‘“ il n’existe guère de foyers de femmes célibataires, le célibat étant proscrit tant par l’idéologie patrilignagère que par l’Islam’ ‘ 233 ’ ‘ ”’.

Le sort de celles qui, à l’instar d’Aïda, ont tenu bon et occupent seules des appartements en ville, est à peine plus enviable, et elles estiment souvent qu’elles paient trop cher l’indépendance qu’elles ont choisie. ‘“ Le voisinage leur est en général hostile : une femme célibataire qui ne vit pas dans sa famille est toujours une suspecte et sa solitude est en soi la preuve de son immoralité. Une femme autonome sait que ses visiteurs sont surveillés et que la moindre entorse au conformisme ambiant lui vaudra la désapprobation générale’ ‘ 234 ’ ‘. ”’ Il est hors de question dans un tel contexte d’avoir une vie sentimentale, à moins d’accepter d’être considérée comme une prostituée, d’autant que bien des hommes ne voient en elles que des femmes faciles. La séquence qui réunit Majid essayant d’“ acheter ” Aïda en est un exemple éloquent. Pour Majid, Aïda est une femme facile de par son statut de femme divorcée vivant seule. Il lui propose de coucher avec lui moyennant “ une garde robe signée ”. Outrée cette dernière rétorque : “ je ne suis pas à vendre! ”

Hors du mariage, toute vie sexuelle est facteur d’insécurité. A supposer qu’une femme ait assez de courage pour avoir un épisodique compagnon, elle devra supporter l’image bâtarde que celui-ci a d’elle, ‘“ ni prostituée, ni épouse, elle n’a aucun droit sur lui. Le fait de ne pas fonctionner à l’intérieur d’un couple légalement constitué est un signe d’anormalité. Une célibataire est un être à part que la société ne peut ni ne veut intégrer’ ‘ 235 ’ ‘ ”’ . Le conflit entre Aïda et son amant palestinien illustre parfaitement cette citation extraite de l’ouvrage Femmes au Maghreb. La célibataire est montrée du doigt comme un exemple à ne pas suivre. Il faut avoir l’énergie nécessaire pour mener chaque jour ces éreintants combats. Aïda, après avoir pris douloureusement conscience, encore une fois, de l’impossibilité de jouir librement de sa sexualité et d’avoir un compagnon en dehors du couple légal, s’exclame avec lassitude : ‘“j’en ai marre des hommes ! Je passe ma vie à attendre ”’.

Il ressort des images de Tunisiennes une solitude poignante, solitude de ces femmes et ce ces hommes qui ne rencontrent pas. On parle souvent de la solitude des femmes. Il est vrai que c’est le bout du Ice-berg. Mais qu’en est-il des hommes? Les hommes sont aussi seuls et frustrés que les femmes. Ils sont tous les deux les victimes expiatoires d’une tradition, d’une culture, d’une religion qui ne laisse aucune place à l’individualité et encore moins au couple femme-homme. Il en résulte des âmes solitaires qui errent dans la tristesse et l’amertume, qui se croisent mais ne se rencontrent jamais. Tunisiennes dénonce le cloisonnement entre les sexes qui empêche la communication et le manque d’affection généralisé et la frustration dans les rapports sexuels y compris entre époux. Ce film parle de la “ misère sexuelle ” déplorant le malaise dans lequel vivent les femmes et les hommes. Les jeunes femmes surtout aspirent à associer affectivité et sexualité et ne veulent plus se contenter du seul exercice de cette sexualité sociale prescrite par la famille. L’épanouissement à la fois affectif et sexuel est encore un mirage en Tunisie, et au Maghreb, réalité seulement de l’autre côté de la Méditerranée.

Notes
228.

K. Amrani, Le Corps de la femme dans la société endogame : Le Maroc, doctorat de 3e cycle, Paris VII, U.E.R. Sciences Humaines et Cliniques, 1976, p. 200.

229.

Sourate II, Verset 223 dans Blachère, R., Le Coran, Paris, Maisonneuve, 1957.

230.

F. Aït-Sabbah, , op. cit.,p. 85.

231.

M. A. M. Ghazali, Le livre des bons usages en matière de mariage, traduction Bousquet, G.H. et Bercher, L., Paris, Maisonneuve, 1953.

232.

Ibid., p. 179.

233.

C. et Y. Lacoste (sous la direction de), L’Etat du Maghreb, Paris, Editions La Découverte, 1991, p. 216.

234.

Ibid., p. 180.

235.

S. Bessis, S. Belhassen, op. cit.,p. 131.