III.4. La violence sexuelle : l’homme-phallus et ses angoisses

Arrêtons-nous aux violences physiques et sexuelles. Tunisiennes, est consacré partiellement à la violence physique. Il évoque d’une manière directe ce phénomène, réellement présent dans la société tunisienne et fréquent dans les rapports entre les sexes. La manière dont le problème est ramené à ses conséquences purement individuelles, soulignent l’existence d’une autocensure dans les milieux du cinéma. Le repérage systématique du thème de violence physique et sexuelle, a pu ainsi fournir un aperçu de zones de silence et des plages de consensus, des questions permises ou interdites, en un mot des limites imposées par les producteurs et par le système politique.

La scène du viol est le seul moment où on voit Majid toucher sa femme. Elle est précédée par une situation d’impuissance résultant de sentiments de colère et d’humiliation. Le drame de ce couple est résumé dans cette scène de viol légalisé : une femme en pleurs recroquevillée sur elle-même, une femme qui se refuse, enfermée dans son silence, et un homme qui la prend de force. Cette séquence nous montre Majid en train de arpenter la chambre à coucher en criant : ‘“ Ma femme me dit ne me touche plus! Ne me touche plus! D’accord. Je ne vais plus te toucher. Tu as oublié que tu es ma femme! ”’. Il se jette ensuite sur elle et se met à la battre violemment : ‘“ tes sorties ne m’arrangent plus! Je veux savoir où tu vas et d’où tu viens. Et je ne veux plus que tu me tiennes tête. Je ne veux plus que tu sortes! Qui sait? Tu peux me souiller ”’. Amina subit les insultes et les coups en étouffant ses sanglots dans les coussins pour que ses filles ne l’entendent pas. Ensuite Majid se met à la violer. Durant cette scène, nous ne voyons que le visage d’Amina, avec la bouche grande ouverte dans un hurlement silencieux. Après quelques va et vient, Majid s’arrête dans un dernier spasme et se retire. Il jette un regard à la dérobée sur sa femme meurtrie, tourne sa tête et s’en va vomir dans la salle de bains où le poursuivent hors champ les sanglots d’Amina étouffés par les coussins. Cette séquence se termine par Majid qui quitte la maison en plein milieu de la nuit et Amina qui se console dans les bras de Hajer, sa petite fille.

Ponctué par des actes de violence, le mariage entre Majid et Amina se révèle une institution barbare qui ne laisse pas aux individus le choix de communiquer autrement que par des relations sexuelles. ‘“ Le viol légalisé accompli initialement pendant la nuit de noces cantonne les deux partenaires dans un type de rapports figé, mécanique où l’un joue inlassablement le rôle de violeur et l’autre de violée. En dehors de ces rapports, aucun échange, aucun dialogue ne sont possibles ’ ‘ 236 ’ ‘ ”’. Le fragile équilibre du futur couple est déjà entamé. Amina a subi pendant longtemps le “ viol consenti ”. Elle fermait les yeux sur le malaise au sein de son couple en attendant que les choses s’arrangent toutes seules. La crise atteint son apogée ce soir de “ viol refusé ” où Amina ose, pour la première fois, dire non à son mari et lui refuser l’accès à son corps. Elle refuse que sa sexualité soit régie par les règles sociales. Ce stade est celui de l’évolution. Pour Amina, il ne peut plus y avoir de “ viol consenti ”. Elle découvre la force de dire non. Dans cette scène de “ viol refusé ”, elle est paradoxalement très présente physiquement et sexuellement. Majid prend appui sur la religion pour lui rappeler qu’une femme ne doit jamais refuser l’accès de son corps à son mari, “ c’est un péché!”. C’est une tentative de déposséder la femme de son corps.

Au moment d’une crise, la religion émerge comme une arme redoutable. Majid l’utilise pour justifier son acte de viol : ‘“ Dieu ne pardonne pas à la femme qui se refuse à son mari. C’est un péché. Une humiliation que je ne supporte pas ”’. La religion devient un moyen de soumettre Amina au choix de la conduite phallocrate majoritaire, impliquant le refoulement chez la femme des désirs individuels et des choix personnels. Dans une théorie musulmane, la religion n’est pas une mince affaire. Les recueils religieux sont des documents où sont consignées de minutieuses descriptions de ce qui doit être fait ou dit. La religion constitue à la fois source des lois, références et étalon pour repérer le vrai du faux, le permis de l’interdit, l’éthique et les valeurs. La religion a un étonnant pouvoir sur de modestes citoyens d’un Etat moderne.

Dans la religion musulmane, les fuqahas se sont assurés que l’appétit sexuel du croyant exceptionnellement puissant trouve satisfaction au sein du licite. Les fuqahas sont rentrés dans les détails de l’acte sexuel, minutieusement détaillé. Il faut qu’aucune entrave inutile ne vienne gêner les prouesses au lit de ce croyant super-sexué. Et que doit faire celui-ci lorsque la femme refuse de faire l’amour ? Le refus de la femme de s’engager dans l’acte sexuel devient un crime très grave, le crime du “Nuchuz ” (renier l’Islam): ‘“ Le Prophète a dit : lorsqu’un mari appelle sa femme pour qu’elle vienne dans son lit et qu’elle refuse de venir, les anges la maudissent jusqu’au matin’ ‘ 237 ’ ‘ ”’. Nuchuz, nous expliquent les commentateurs musulmans, est une rébellion des femmes, un refus d’obéir au mari, lorsqu’il s’agit de l’acte sexuel. La plus grave, selon eux, consiste à se refuser tout simplement au mari : ‘“’ ‘Nuchuz’ ‘, affirme Tabari dans sa tentative d’éclairer ce verset, veut dire que la femme le prend de haut avec son mari, refuse de le rejoindre dans le lit conjugal, expression de désobéissance (’ ‘Al-ma’çia’ ‘) et volonté manifeste de ne plus accomplir ce que l’obéissance (’ ‘ta’a’ ‘) au mari impose. C’est un moyen de témoigner au mari haine (’ ‘boghdf’ ‘) et opposition (’ ‘I’rad’ ‘)’ ‘ 238 ’ ‘ ”’.

D’après l’imam Ghazali, ‘“ le mariage musulman n’est pas loin d’être pour la femme une sorte d’esclavage car elle est obligée d’obéir à son mari sans limite aucune, sauf dans le cas où ce qu’il lui demande constitue une violation flagrante des ordres d’Allah’ ‘ 239 ’ ‘ ”’. Les rapports entre hommes et femmes sont donc marqués par l’inégalité : ‘“ Les hommes sont supérieurs aux femmes parce que Dieu leur a donné la prééminence sur elles”’, dit le Coran (IV, 38). Dans ces conditions, comment pourrait-il se constituer un couple, d’autant plus que mari et femme sont noyés dans la grande famille agnatique au sein de tout un réseau de rapports entre hommes et femmes ?

Mais le drame du couple Amina/Majid réside surtout dans un malentendu car l’homme n’a pas le désir de la violer (il vomit après avoir effectué son acte de violence). Le lendemain, il essaie maladroitement de rétablir le contact mais cette confrontation se solde par un échec car le monde d’usages est trop puissant pour ces deux êtres séparés par un malentendu. La réaction féminine au viol n’est pas instantanée et apparaît comme un refus des conditions de vie et non comme une réponse à un geste déplacé et inacceptable. Néanmoins, cette scène de viol est en quelque sorte le point de non retour du couple. Tel que le démontre le dialogue entre eux le lendemain de l’incident du viol, le conflit conjugal est bien antérieur à cet incident. Le montage et la composition des plans traduisent la frontière entre eux. La consécution des plans, représentant séparément Amina dans la salle de bains communiquant avec Majid dans la chambre à coucher, fait écho au milieu de ce conflit, aux différents qui les opposent. La séquence suivante est un plan rapproché d’Amina, plan éloigné de Majid qui est situé derrière son dos dans le champ. Leurs regards ne se croisent jamais, juste leurs voix. Pour la première fois depuis leur mariage, Amina affronte son mari et exprime ses attentes et ses déceptions :

Il est en effet difficile pour Majid de remettre en question une institution millénaire, un mode d’usages dont les règles sclérosées vont provoquer une crise majeure au sein de son couple. Dès le début du mariage, ce couple n’arrive pas à dialoguer, à se comprendre, à cause sans doute du malentendu initial : leur union est arrangée. L’écart préexistant pour ainsi dire à leurs relations se creuse au fur et à mesure que se déroule leur vie. Amina quelque part “ croyait ” sa mère : l’amour et la complicité viendraient après le mariage. Pour elle, le mariage signifiait non pas seulement union mais communion entre deux êtres, c’est-à-dire échange, dialogue permanent qui permet à chacun de se compléter à la source de vie de l’autre. Elle rêvait d’une vie de couple harmonieuse et amoureuse. L’aventure conjugale entre Amina et Majid n’est pas fondée sur une relation affective amoureuse profonde et durable. Il s’agit simplement d’une coopération, un simple échange de services dans la division du travail entre un homme pourvoyeur de ressources et une femme mère d’enfants et gardienne du foyer. Si la conjugalité de compagnonnage est plus conforme à l’idéologie de couple à l’occidentale, les réalisations maghrébines ressembleraient davantage à une forme de conjugalité qualifiée d’“instrumentale ” par les sociologues anglo-saxons, orientation plus compatible avec l’idéologie patrilignagère.

Chaque séquence les réunissant fait ressortir le même problème de couple : la non-communication. Et même en cas d’échange, Majid écoute Amina mais ne la prend pas au sérieux. Il réutilise les mêmes procédés d’intimidation pour la ramener à son ancienne obéissance. Mais Amina qui a entrevu la lumière refuse de revenir à leurs anciens rapports inégaux. Devant l’impossibilité de communication, elle demande le divorce. Ce qui met Majid complètement hors de lui. Il ne supporte pas que sa femme ose outrepasser son autorité et demande le divorce. Dans leur “ milieu ”, une “ bent familia ” ne fait jamais ça. A chaque fois qu’il est renvoyé à son impuissance, il utilise la force et la menace :

Comparée à la première dispute, la seconde introduit une variation majeure, dans le regard et dans la parole. Au lieu d’endurer la violence du personnage masculin, le personnage féminin s’oppose à lui, verbalement, tout en baissant les yeux devant Majid (dans un seul plan). Dans cette scène, l’interprétation du regard baissé de la femme est renversée en acte de résistance. ‘“ Refuser son regard à l’autre, c’est refuser d’entrer en contact et donc de communiquer. Il peut être un acte de défi’ ‘ 240 ’ ‘ ”’. Cette scène réinterprète l’oppression du regard du mari “ vainqueur ” en montrant que baisser les yeux n’est pas uniquement signe de soumission mais aussi, parfois, d’affirmation de soi dans la mesure où le personnage féminin n’est pas passif mais actif dans ce choix. En outre, Cette prise de parole est d’autant plus importante qu’elle brise le silence déjà trop accablant de la soumission, et ouvre une alternative en renversant quelque peu les rôles. Cette fois-ci, Amina ne sort pas du plan et sa riposte finale “ il vaut mieux qu’on divorce ” est aussi rapide que déconcertante. Menacée dans la première dispute, elle devient menaçante dans la seconde. Amina est ici l’instigatrice de l’enchaînement logico-diégétique de plusieurs séquences consécutives. Le critère d’enchaînement est ici “ le libre arbitre ” qui montre la capacité de décision du personnage féminin. Dans la séquence où elle ose finalement demander à son mari le divorce, Amina va acquérir le statut de sujet sémiotique par la révolte qu’elle exprimera dans le film par un éclat de voix et un droit de parole qu’elle saisit, en regardant pour la première fois son mari en un face à face singulier.

Les dialogues et les déplacements des personnages dans les plans sont à ce titre révélateurs. La parole féminine est plus prolifique dans la deuxième dispute. Voulant comme dans la première dispute lui barrer le chemin, Amina réagit immédiatement ‘“ Laisse-moi sortir. Je veux rester seule ”’. Majid s’exécute. Lors de leur confrontation, Celle-ci se place au centre droit du cadre, et, de face, lui communique pour la première fois sa réelle frustration. Ensuite, elle sort par la droite du cadre en laissant Majid assis, terrassé par la parole de sa femme. Prise de parole, double renversement : Au lieu d’être renvoyée, Amina part de son plein gré. Elle peut, dès lors, sortir d’elle même du champ et suivre sa propre direction. La menace est rendue. Majid est ébranlé par la nouvelle force de sa femme : elle est en position de savoir et éventuellement de pouvoir (transformer les choses). Cependant, le “ je ” féminin est encore fortement modalisé ; le pouvoir du personnage étant incertain, elle délègue sa destinée à Dieu : ‘“ Dieu ne m’abandonnera pas ”’. Cette séquence assure une place au “ je ” féminin et dans le même temps réassure Majid dans son autorité ; dualité qui persistera tout au long du récit et qui aboutira à sa fin sur le triomphe d’Amina. Bien qu’elle soit l’amorce d’une transformation, cette deuxième dispute maintient implicitement l’équilibre dans la relation du couple.

Dans la dernière séquence du film, Majid redonne à Amina les clefs de sa voiture et ses papiers, symbole de sa volonté d’instaurer un dialogue exempt de rapports de violence et de force. Le dernier plan du film nous le montre vaincu, assis sur les escaliers de l’immeuble d’Aïda, attendant que Amina veuille bien le rejoindre. Nous voyons donc l’homme, Majid, qui essaie d’instaurer avec sa femme des rapports d’un autre type que ceux d’un corps mécanique, nécessité par des besoins d’ordre physiologique. Mais comment pourra-t-il communiquer à nouveau, communier, avec la femme qu’il a violée ? Comment établir avec elle des relations de confiance et de tendresse, si dès le départ il ne lui a pas manifesté un respect élémentaire ? Au terme de ce que l’on peut considérer comme la première véritable crise de ce couple, on assiste à une confrontation dont l’enjeu est la découverte de relations vraies, fondées sur une faculté réciproque de parole et d’écoute, sur un échange qui signifie compréhension, et peut être, amour. N. Bouzid privilégiait la plupart du temps le point de vue féminin, ce qui déjà le singularisait. A l’heure où la redistribution des positions des femmes et des hommes ébranle le pouvoir patriarcal et disperse les êtres, N. Bouzid choisit de rapprocher le Elle et Lui contre tous les bouleversements qui les séparent. Sa réconciliation passe par le couple, phénomène récent dans le cinéma tunisien et dans la société tunisienne en général.

Tunisiennes évite le mélodrame, il effleure le pathétique sans tomber dans la caricature. Les actes de violence perpétrés contre les femmes prennent racine dans une violence ancestrale autorisée contre les femmes. Fatiha narre le cas de Teffaha “ une jeune fille folle qui errait, perdue, jour et nuit dans les quartiers d’Alger. La nuit les hommes la traquaient et la violaient. La nuit les hommes deviennent des loups. Ils enlaidissent ”. Cette violence a été préparée par une longue tradition du mépris des femmes. Dans le milieu bourgeois d’Amina (comme dans toutes les familles traditionnelles tunisiennes), l’autorité masculine est également liée à la violence et à l’honneur. La violence servant de prétexte à la sauvegarde de l’honneur. Cependant, Tunisiennes renverse la position respective entre les sexes. En ces temps modernes de débâcle de la virilité tunisienne, le patriarcat n’est plus de mise. Ce film est bel et bien la défaite du “ tyran ”, la chute d’une certaine forme archaïque du patriarcat, incarnée par le personnage de Majid. Ce qui est en jeu dans l’imaginaire patriarcal, à travers cette figure féminine de “ bent familia ”, c’est le contrôle, ressenti comme de plus en plus urgent, de la “ femme nouvelle ”, celle qui travaille et circule au dehors et qui risque ainsi d’échapper aux hommes. Ce film montre la mise en échec de la prérogative patriarcale, laquelle irait de pair avec l’inévitable transformation structurelle de la société qui rend incontournable l’accès de la femme au dehors.

Notes
236.

A. Kassoul, “ Hawa Djabali. Le couple en question ”, dans C. Achour, Diwan d’inquiétudeet d’espoir. La littérature féminine algérienne de langue française , Alger, Enag/Editions, 1991, p. 173.

237.

F. Aït Sabbah, op. cit., p. 213.

238.

F. Mernissi, Le Harem politique. Le prophète et les femmes, Paris, Albin Michel, 1987, p. 198.

239.

M.A.M. Ghazali, op. cit., p. 52.

240.

S. Crosta, “ Stratégies de subversion et de libération : l’inscription et les enjeux de l’auditif et du visuel ” dans N. Sada, Littérature et Cinéma en Afrique francophone. Ousmane Sembène et Assia Djebar, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 59.