IV. Le couple pris entre tradition et modernité 

L’entourage social refuse d’admettre aux femmes leurs droits à l’évolution. Le refus ou l’acceptation de cette évolution est au coeur de la civilisation : il entraîne le débat central de la modernité et de la place de l’individu. Il en est une mesure imparable. La question des femmes est à la fois l’enjeu idéologique, éthique et politique qui articule le présent et le futur, et l’indicateur des mutations profondes, qui, en dépit des apparences agitent depuis plus d’un siècle les sociétés maghrébines. Ce n’est pas nouveau. Déjà au XIIeme siècle, le philosophe Ibn Rochd établissait un lien entre le déclin des états islamiques et le statut des femmes. Beaucoup d’hommes résistent aux changements sociaux en reprenant les vieux fantasmes de la femme bouc émissaire de l’anti-social et du désordre, et d’autres encore, peut être la majorité, ne sont pas clairs, veulent à la fois des changements et y résistent.

Majid dans Tunisiennes, en est un exemple représentatif, il veut une femme ‘“ moderne et vierge, cultivée, mais qui ne le contredit pas devant les gens ”’. Il appartient à cette catégorie d’hommes tunisiens “ modernes ” qui veulent et ne veulent pas que les femmes travaillent, ils ont même transformé le savoir et les diplômes en dot d’un nouveau genre. Ils veulent les rapports de la modernité, matériels essentiellement, mais sans en payer le prix de leurs privilèges et sans essentiellement toucher à l’essence de la condition féminine : une femme qu’on épouse doit d’abord être vierge et procréatrice après le mariage 241 . La virginité de la jeune fille est son bien le plus précieux qu’elle doit apporter intact au mariage. La virginité de la femme est un droit pour le mari ; ainsi en est-il dans la Majalla, le code tunisien de la famille. La “ non-virginité ” de la jeune fille est un cas d’invalidité du mariage. Dans une société étroitement patrilinéaire, le seul moyen de s’assurer de la paternité de la descendance est de contrôler strictement la fécondité féminine et d’interdire formellement tout rapport sexuel hors du mariage. Majid interdit à Amina de sortir car elle pourrait le “ souiller ”. Aussi la virginité est-elle institutionnalisée, elle est à la fois une valeur culturelle, religieuse et idéologique 242 . La pureté d’après Abdelwahab Bouhdiba serait une obsession de l’Islam : ‘“ Dieu n’a pas d’autres desseins que de préserver la famille des souillures du monde et de lui assurer une pureté parfaite ”’ (sourate des Coalisés, XXXIII, 33). La pureté de la jeune fille, sa virginité sont la sauvegarde de la famille. C’est un fait social. La jeune fille est en quelque sorte dépossédée de son propre corps dans ce qu’il a de plus intime puisque ‘“ la sauvegarde de l’intégrité de son corps/hymen est l’affaire de toute la famille’ ‘ 243 ’ ‘ ”’.

Comme toute la sexualité, la virginité est placée sous contrôle social ; elle ne saurait être laissée à la gestion des individus, comme elle ne saurait être liée à l’affectivité. En contrepartie, la jeune vierge se voit extrêmement valorisée. Tout le discours de l’Islam contribue à faire de la vierge le prototype de la beauté féminine. La puissance de cette idéologie est telle que la plus grande partie des jeunes filles se conforment au modèle. ‘“ Si le tabou de la virginité peut paraître aujourd’hui en passe d’être relégué à l’arrière plan des préoccupations conscientes des jeunes en milieu urbain, il n’en reste pas moins qu’il continue de peser d’un poids important sur leurs représentations inconscientes de la sexualité’ ‘ 244 ’ ‘ ”.’ Les conduites de dénégation et de rationalisation qu’il persiste à produire dans leurs propos mitigés autour de cette question, ou le recours de plus en plus signalé à la chirurgie réparatrice de l’hymen indiquent, à ne pas s’y tromper, la persistance voire la résurgence du tabou dans les conduites et représentations collectives. ‘“ Le culte de la virginité est tel que les médecins tunisois par exemple font fortune dans la réfection des virginités. Dans certains cas, dès les cérémonies du mariage terminées, l’époux évite de toucher à sa femme et la mène consulter un médecin qui atteste le certificat de virginité’ ‘ 245 ’ ‘ ”’.

Les observations de D. Jeambar pour la Tunisie montrent à quel point le tabou de la virginité a la vie dure : ‘“ Ni le facteur temps, ni les processus de changement socio-culturels qui travaillent le Maghreb ne semblent avoir réussi jusque-là à réduire la charge symbolique que ce tabou exerce sur les représentations collectives en Tunisie’ ‘ 246 ’ ‘ ”’. Le discours de Majid est un bel exemple de discordance entre, d’une part la représentation culturelle de l’identité et la pratique et, d’autre part, de conduites de novation qui pour autant qu’elles sont réellement désirées sont inconsciemment verrouillées par une culpabilité sous-jacente de dénaturation identitaire. Aujourd’hui, la cohabitation schizophrénique entre le désir de changement et l’obéissance aux valeurs 247 , provoque des dévalorisations, des culpabilisations et une sexualité mal vécue qui est un vrai problème collectif.

Dans Tunisiennes, les femmes paient le prix fort : Amina subit le viol conjugal et Aïda est quittée par les hommes à cause de sa “ modernité sexuelle ”. Les situations de crise dans lesquelles se trouvent les femmes de ce film montrent qu’elles ne supportent plus que leur corps ne leur appartienne pas, qu’il soit une marchandise vendable avec la dot, monnayable avec le viol légal de la nuit de noces et de l’après-nuit de noces, toute une vie ; encore qu’il puisse leur arriver de retourner à l’hypocrisie sociale pour survivre (Amina). Dans Tunisiennes, les femmes utilisent avec une ampleur nouvelle l’arme majeure de la séduction, et espèrent trouver dans la magie, la possession, les marabouts 248 , un exutoire à leurs maux. En effet, ce film expose la solitude et la frustration des femmes dans leurs vies de “ couples ”. Leur désarroi les poussent, désespérées chez les marabouts. Au début du film, on entend une voix off qui marmonne. Une personne entre dans le champ : la voyante. Amina est en consultation chez un marabout dans l’espoir de résoudre ses problèmes conjugaux. La première partie du récit met déjà en place le problème : les difficultés dans les relations du couple. C’est là qu’elle rencontre Aïda qui accompagne sa soeur Mariam en consultation chez la même voyante. Mariam fait également appel à une voyante dans l’espoir d’engendrer un garçon.

Le recours aux voyant(e)s est assez courant dans le Maghreb. Des femmes, surtout, de tout âge, souches sociales confondues, consultant les voyantes. Toutes les pratiques de magie sont illicites, contraires à l’orthodoxie religieuse ; elles n’en existent pas moins encore, savoirs féminins essentiellement, techniques de contre-pouvoir de la part d’opprimées qui n’ont à leur disposition que peu d’armes pour lutter contre la domination masculine. Encore aujourd’hui dans la vie quotidiennes des villes tunisiennes, nombreux sont les rites propitiatoires de fécondité. Innombrables sont à travers toute la Tunisie (et le Maghreb) les sanctuaires : sources, fontaines, rochers, pierres, grottes, arbres, places et tombeaux fréquentés par les femmes, lieux de pèlerinage et d’accomplissement de rites : nouets accrochés aux arbres, bougies ou lampes allumées, encens brûlé, lustrations, incubations, bains, invocations, consommations diverses, etc., qui ont pour but de remédier à une stérilité temporaire ou durable et d’engendrer un garçon.

D’autres femmes se lancent dans la révolte individuelle, mutilante comme la prostitution, la chosification, à l’exemple d’Azza, la petite soeur d’Aïda (20 ans). Dans une séquence de confrontation entre Azza et Aïda cette dernière s’écrie outrée ‘: “ mais qu’est ce qui te prends? Tu sors avec un vieux père de famille pour avoir un ‘‘poste’’. Tu fais des affaires avec ton corps! ”’ Et Azza qui rétorque froidement : ‘“ pour moi l’homme est un portefeuille. ”’ Azza incarne l’univers de la concupiscence et des moeurs dépravées. “ Petite poupée ”, elle est affublée d’une minijupe, d’un corsage moulant tenu par de minces bretelles. Par comparaison, les autres personnages féminins portent de longues robes ou des vêtements amples. Elle est figée dans une série de stéréotypes qui la démarquent nettement de l’image de la femme sérieuse. Elle se comporte comme un mannequin féminin en représentation en se dandinant dans un ensemble plus que seyant devant le regard gêné de sa soeur et de Fatiha. Le corps d’Azza est un corps qui parade, un corps qui s’expose et se donne à voir. Son parcours , du téléphone à la fenêtre, est souligné par un travelling d’accompagnement, comme s’il fallait accentuer encore plus sa démarche, l’accuser. Les déhanchements d’Azza, qui ne fait qu’une seule apparition, font d’elle un corps/parade. Ce corps ne saurait être assimilé au corps-labeur qui est proprement transcendé par les valeurs positives, les valeurs d’un projet de société.

Dans Tunisiennes, nous constatons que leur condition de femmes empêche de nombreuses protagonistes “ modernes ” de s’insérer dans la collectivité où elles souhaitent s’intégrer. En effet, dans leur quête identitaire, elles ne peuvent s’identifier à l’image de la femme “ traditionnelle ” telle qu’elle est incarnée par les femmes de la collectivité et sont par conséquent rejetées à cause de leurs moeurs trop “ modernes ” car l’entourage du personnage féminin rejette toute revendication d’identité individuelle. Tunisiennes décrit la rupture douloureuse du personnage féminin avec les femmes de la “ tribu ”, de la communauté, de plus en plus rebutées par le mode de vie moderne ou “ occidentalisé ” de l’héroïne qui est ressentie par elles comme une étrangère. Le prix à payer pour sa libération est l’exclusion/expulsion du personnage féminin (ou masculin) du groupe social qui sèvre brutalement la protagoniste et la prive violemment de son affection et de sa chaleur. Ainsi ce que gagne le personnage féminin (ou masculin) en liberté du fait de son choix pour la “ modernité ”, il le perd en affectivité, en relations humaines. Le sentiment douloureux d’exclusion est vécue d’une façon encore plus déchirante quand le personnage tombe dans la désillusion. La désillusion d’Aïda, Amina et Fatiha dans Tunisiennes (et Alia dans Les Silences du palais) concernant les hommes est immense. Chacune, à sa façon, digère dans l’amertume l’échec de sa relation de “ couple ”. En effet, la protagoniste quitte sa tribu en espérant trouver dans le monde extérieur un terrain plus propice à sa libre expression ; malheureusement elle rencontre à l’extérieur les mêmes obstacles et la même hostilité dont elle a souffert à l’intérieur.

D’autres personnages n’ayant pas le courage de lutter, à l’instar de Hachemi (L’Homme de cendres) ou d’Amina (au début de Tunisiennes), finissent par faire des concessions à l’entourage et à la société. Ces concessions sont vécues comme une atteinte à leur intégrité identitaire, comme un acte de trahison vis à vis de leurs convictions ; acte rendu parfois indispensable pour ne pas être physiquement et affectivement bannis de la collectivité. Dans Tunisiennes, nous constatons quela femme moderne est prise entre le besoin d’intégration par l’acceptation d’un statut commun et le désir d’émancipation. S’agit-il de revendiquer sa féminité dans le cadre du statut défini par la culture et les lois ou s’agit-il de s’opposer aux lois ou de les améliorer? Et même quand elle a l’illusion de s’être détachée du pouvoir de la collectivité ; “la jeune femme d’aujourd’hui” ne fait, en fait, que troquer la communauté ancienne contre un face à face souvent trompeur avec l’homme. Dans la société tunisienne contemporaine, la réclusion de la femme dans le béton anonyme des immeubles (Aïda), ou dans les luxueuses villas bourgeoises (Amina), succède à la claustration dans le gynécée. Ainsi, la plupart des protagonistes sont prises dans un éternel recommencement de leur condition de cloîtrées, et le progrès de la modernité n’a que peu de prise sur cette pérennité de la tradition. Seules les mères et les grand-mères ont le statut privilégié de celles que le désir n’atteint plus, et que le respect masculin entoure d’une vénération qui les rend inaccessibles aux regards concupiscents, même hors de l’enfermement imposé. En effet, malgré les vicissitudes de l’Histoire, la condition habituelle de la majorité des femmes tunisiennes reste encore défavorable.

Notes
241.

Dans l’imaginaire tunisien, le femme reste encore en seconde position, considérée comme un être biologiquement faible et moralement vulnérable. La femme-mère reste privilégiée par rapport à la femme citoyenne. Une série d’enquêtes effectuées par l’UNFT (l’Union Nationale des Femmes Tunisiennes) en 1992 sur L’image de la femme dans la société tunisienne montrent des résistances sociétales qu’il importe de vaincre : en 1992, 56,7 % des personnes interrogées ne connaissent pas le contenu du CSP et l’estiment même en avance sur les réalités, 39 % des hommes veulent encore des femmes au foyer, 78,6 % estiment que la femme doit assurer seule les travaux du ménage, etc.

242.

Dans la religion musulmane, la virginité est aussi pureté, celle des houris que le musulman trouve au paradis, à la virginité renouvelée pour le plaisir des croyants.

243.

K. Zeghloul, “ Hymen et tabou ”, Algérie-Actualité, n°983, 16-22 août 1984, p. 15.

244.

L. Premare (de), La mère et la femme dans la société familiale traditionnelle au Maghreb, Paris, Bull. de Psychlogie, XXVIII 314, 1973, p. 95.

245.

C. Lacoste-Dujardin, op. cit., p. 78.

246.

D. Jeambar, “ La femme face au Coran ”, Le Point, n° 893, Paris, oct. 1989, p. 47.

247.

“ Dans cette Tunisie où tant d’efforts pourtant ont été faits, où la fécondité a régressé, portant atteinte à l’image de la femme mère-avant-tout, les attitudes masculines sont encore très ambiguës. D’après une enquête menée en Tunisie en 1993, une partie des citadins, entre 20 et 40 ans et ayant poursuivi des études secondaires acceptent l’image d’une femme émancipée, apte aux mêmes responsabilités que les hommes, néanmoins la majorité d’entre eux s’accorde pour juger non souhaitable qu’elles accèdent aux mêmes statuts économiques et sociaux. Cette attitude quelque peu contradictoire est bien symptomatique du désarroi consécutif aux changements, aux remises en question actuelles. Si la jeunesse aspire aux changements, elle s’y engage prudemment et se trouve considérablement freinée par la résistance de la génération précédente, surtout de la part des mères doublement frustrées d’une vie de couple selon l’idéologie nouvelle, du rapport à leurs enfants selon le modèle patriarcal ” (S. Bessis et S. Belhassen, op. cit., p. 231).

248.

“ Le maraboutisme est intimement lié à des pratiques païennes, comme le fut aussi le christianisme des campagnes. Il est le dépositaire d’illusions et de refuge” (C.-M. Cluny, Dictionnaire des nouveaux cinémas arabes, Paris, Sindbad, 1988, p. 19).