CHAPITRE V
PAROLE D’HOMME, PAROLE DE FEMME

I. La parole socialisée

Le cinéma a un penchant presque “ naturel ” pour la délégation narrative, pour l’emboîtement de discours. La raison en est au fond bien simple, c’est que le cinéma montre des personnages en acte, qui imitent les humains dans leurs diverses activités quotidiennes, et que l’une de ces activités, à laquelle nous nous livrons tous, à un moment ou à un autre, c’est de parler. Et en parlant, bien des humains sont amenés à utiliser la fonction narrative du langage, à raconter, à se raconter. Or pour le cinéma, ce phénomène est encore accentué par le fait qu’il utilise ces “ cinq matières de l’expression ” que sont les images, les bruits, les mentions écrites (absentes dans les films du corpus), la musique et ... la parole.

La parole est le réservoir, le lieu du savoir des personnages et le filtre des évaluations normatives qui traversent le récit. Elle sert aux échanges, aux transactions et aux descriptions, discrimine les personnages, les distingue les uns des autres et fait émerger les codifications sociales. Le découpage de la parole et sa distribution mettent en scène la dialectique de l’honneur et caractérisent les personnages selon l’âge, le genre, la langue et l’origine familiale. L’axe sexuel et l’âge sont globalement le point de départ des grandes distinctions. La parole distingue deux types de personnages : ceux qui en font usage (Cheick Mokhtar, Salih, Si Azzouz 249 dans Halfaouine ; Majid, Si’ M’hamed (le père d’Amina), Aïda dans Tunisiennes, Alia dans Les Silences du palais), et ceux qui parlent peu ou qui murmurent seulement (Hachemi dans L’Homme de cendres, Amina dans Tunisiennes, Khadija dans Les Silences du palais).

Le passage d’une séquence à une autre s’opère souvent par la parole. Par exemple dans une séquence de Halfaouine, Moncef dit à Noura : ‘“ Va chercher les bouteilles de vin vides sur les terrasses ”’. Le plan suivant, on voit Noura qui cherche les bouteilles. Dans ce cas, le dialogue prend plus d’importance que les actions visuelles représentées, c’est-à-dire que les informations narratives sont dans les mots avant d’être dans les images. Dans un autre plan du même film, on apprend par les conversations de Salih avec son interlocuteur fasciné, Noura, qu’il a visité des contrées lointaines (dont Singapour), mais on ne le voit jamais en voyage. La parole ou la “ partition ” verbale se substitue à la bande-image.

Le recours à une “ mise en case ” plus ou moins globalisante doit être poursuivie par l’analyse des lignes de mire, des miroitements à l’intérieur des cases d’une part, et entre les cases d’autre part. Les confluences de ces lignes mettent en lumière les distances, les rapprochements et leurs effets de sens sur le récit. En tant que porteurs de discours où se combinent et se confrontent divers niveaux de sens, les personnages sont leurs lieux de résonance privilégiés. La parole n’est pas une donnée monolithique et sans transmutations possibles. Son pouvoir et ses effets euphoriques sont tantôt détournés, tantôt objets d’interférences. Dans la mesure où elle est l’enjeu des transferts, des additions et des soustractions en opération dans un récit, elle est rarement décisive à l’intérieur d’une seule séquence narrative. Dans Halfaouine et Tunisiennes, les conflits sont essentiellement soutenus par la parole, qui est à la fois un acte de volonté, d’autorité et de conciliation. Le “ j’ai entendu ” et le “ j’ai dit ” prédominent sur le “ j’ai vu ”. La forme dialogique s’inscrit presque toujours dans un contexte socialisé : le café, les visites de voisinage, les repas de fête, le repas de famille etc. Dans Texte et idéologie, Ph. Hamon soutient que ces situations sont propices à l’analyse du dit et du savoir-dire. Le savoir-dire renvoie à ‘“l’acte d’appropriation de la parole, qui est déjà un acte d’affirmation et d’installation du personnage qui en est le porteur’ ‘ 250 ’ ‘ ”’.

L’une des séquences de Tunisiennes nous montrent un dialogue dans lequel s’inscrit clairement le dit et le savoir-dire de quelques personnages féminins et masculins. Il s’agit d’un contexte socialisé, un repas familial chez les parents d’Amina où la famille est rassemblée au complet pour décider du projet de mariage de l’un de ses fils : Moëz. Majid prend la parole et commence sa présentation par un compte rendu de “ l’enquête ” qu’il a ordonnée sur la famille de la “ candidate ” : ‘“ je me suis renseigné : famille sans problèmes : le père employé, la mère au foyer. Pas de notre monde. Le mariage n’est pas affaire d’individus mais de deux familles qui se fondent en une seule. Qui tient le doigt tient toute la main ! ”’ Les proverbes, les constats, les aphorismes enracinent le texte filmique dans un monde de référence et le transforment en dépit de son autoréflexivité en “ traducteur ” du réel. Et l’une des femmes du groupe qui enchaîne : ‘“ Inutile d’en discuter, elle n’est de notre lignée ! ”’ ; et La’ Fatma, la mère d’Amina : ‘“On ne s’apparente pas à ces gens là ! Des Bédouins ! On sera la risée de notre milieu ! ”’ 

Les règles fondamentales de l’hypogamie qui orientent les allégeances matrimoniales ne font pas de cette fille une candidate idéale car ‘“ la règle d’hypogamie veut que le mariage soit avec une femme de rang social non supérieur ni inférieur’ ‘ 251 ’ ‘ ”’. Cette stratégie des alliances veut que l’on ne s’allie qu’à un égal. Sur ce point, la parole des hommes et des femmes de la tribu, à part celle d’Amina et de sa soeur Aziza, convergent : le mariage est un rapport entre familles et non entre deux individus. En effet, avant même de commencer à exister, le couple est assujetti au groupe familial ! Il n’existe pas ou n’existe que très fortement intégré au groupe, car la communauté prime sur l’individu. Il est d’ailleurs significatif de constater qu’aucun plan de la séquence du repas familial ne montre le couple Amina-Majid ensemble.

Une fois le repas achevé, les femmes se mettent en cercle ensemble et les hommes pareillement (photos n° 6,7). Contrairement aux discussions centripètes et convergentes de la scène des hommes (les affaires), les discussions féminines se concentrent dans des îlots distincts, les uns silencieux, les autres “ bavards ” : la femme d’Adel : ‘“ celle [la femme que Moëz veut épouser]qu’il veut nous amener ne sait ni s’habiller, ni marcher, ni se maquiller. Sa bouche est énorme quand elle rit ”’. La’ Fatma : ‘“ Elle a la poitrine trop plate. Trop maigre. Si elle grossit elle sera mieux ”’. Néanmoins la nouvelle candidate ‘“ a la peau blanche, pour une fille du sud”’. Cette remarque est à ranger dans la fantasmagorie, dans l’imaginaire social qui réfère au domaine du beau. Cette fantasmagorie est le substrat d’une idée, d’une “ présentation ” du Beau et de l’enviable : le Beau est Blanc! Ces informations, qui sont circonscrites dans l’espace insulaire et fermé des femmes, sont déplacées lorsque Aziza (la plus jeune soeur d’Amina) devient l’objet de visée de celles-ci. Les femmes ne comprennent pas pourquoi elle refuse de se marier, et pourquoi elle s’obstine à rester célibataire : Salwa (la soeur d’Amina) : ‘“ pourquoi tu refuses les prétendants ? Tu sors le soir. Tout le monde te voit. Tunis est tout petit. Notre réputation est en jeu. On a peur des racontars et des questions à son sujet. Tu n’es plus jeune ! ”’

La parole d’Aziza débute par un argument éthique, c’est-à-dire un argument de savoir-vivre, dont l’effet direct est de désorienter la provocation et de montrer son déphasage dans son contexte d’expression : ‘“ vous devriez avoir honte. Vous ne la [la “ candidate ” pour Moëz]connaissez même pas. C’est une fille très bien ! ”’ La référence au code de comportement réduit à néant le dit des autres femmes, des “ papoteuses ”. Le discours d’Aziza dessaisit complètement les autres femmes de leur parole et déclenche un autre mode de filmage : l’échelle des plans qui était commune à tous les personnages change systématiquement en gros plan pour elle et en plan rapproché pour les autres femmes (photo n° 7). En tant que sujet, Aziza est liée (ou veut se lier) à un objet de valeur, l’instruction (elle est professeur), qui s’ouvre lui-même sur d’autres valeurs : la liberté et l’émancipation. Le gros plan qui la représente devient le plan du tout dire, le point de condensation d’un savoir qui se sait savoir : ‘“ ma mère a peur de tout, d’un homme au téléphone, d’un retard. Si je suis une charge, j’irai habiter seule ! ”’ Aziza se positionne aussi comme sujet de vouloir, elle veut habiter toute seule. ‘“ le vouloir, écrit J.-C. Coquet, revient [...] à introduire un programme tourné vers l’avenir et à établir une vision prospective’ ‘ 252 ’ ‘ ”’. Or la réalisation de son programme connaît tout de suite un opposant et un anti-sujet. Son père lui rétorque furieusement en criant ‘“ Voilà qu’elle remet ça! Oublie ça ! Je n’ai pas de filles qui habitent toutes seules ! Quelle honte ! Si ça ne te plaît pas retourne à l’étranger. Au moins là bas personne ne te verra ! ”’ Face à l’opposant (principalement le père et accessoirement la mère et le reste de la famille), Aziza cherche l’appui d’une alliée, sa soeur aînée Amina. Celle-ci essaie d’intervenir en faveur de sa soeur mais elle est tout de suite réprimandée et “ remise à sa place ” par Majid qui lui ordonne de se taire. De par sa situation de soumise, Amina n’est ni un allié potentiel ni un opposant effectif.

A hauteur de la séquence entière, la parole obéit à des gradations : au palier inférieur, se trouve la parole de la multitude féminine qu’un réquisitoire-sermon (d’Aziza) écarte et fait basculer ; au palier intermédiaire se trouve la parole d’Amina qui est à son tour évaluée-dénigrée par Majid et, enfin au palier supérieur se concentre la parole plurielle et hiérarchisée des hommes (Si M’hamed, le père, et ensuite Majid). Cette distribution et les évaluations qu’elle comporte “ campent ” les personnages et favorisent leurs mutations. Ceux-ci sont en effet disposés dans un espace transitoire, de stabilité relative et d’équilibre précaire.

La parole est constitutive des personnages et des hiérarchisations qui les définissent : les hommes ont le dernier mot. Les paroles des hommes clôturent les deux discours féminins : Aziza quitte la pièce après le discours de son père, Amina après celui de son mari. Néanmoins par leurs départs qui clôturent les deux scènes, les personnages féminins rendent leurs discours irrévocables et irréversibles, comme si désormais tout avait été dit. Les discours féminins font écran aux énoncés masculins, mais sans s’opposer frontalement à eux. Deux savoirs s’affrontent au nom de deux sexe. La distinction entre ces deux savoirs opposés inscrit le film dans la lignée générale des problèmes fondamentaux de la Tunisie contemporaine : le décalage entre deux générations (fille et père), et le décalage entre les femmes et les hommes de la même génération (mari et femme).

Dans Halfaouine,la parole est aussi séparatrice et hiérarchisante et enferme les personnages dans des mondes disjoints et “ étagés ”. La séquence de la fête de la circoncision en est un exemple type. Elle décrit les mondes imperméables des hommes et des femmes. Le tracé des plans (le montage) épouse la description ethnographique de la division sociale des sexes : les plans des hommes qui dansent et chantent à l’extérieur, dans la cour, précèdent ceux des femmes rassemblées à l’intérieur, dans une pièce (photos n° 8, 9, 10). Par la suite, leur alternance est construite sur une structure dichotomique prononcée. La différence entre les deux groupes de plans transparaît moins dans la position des personnages (femmes assises/hommes debout et assis), leurs mouvements (immobiles/mobiles) ou encore leurs pratiques, que dans l’utilisation des sons (hommes chantent et parlent à haute voix/femmes sont silencieuses ou parlent à voix basse). Les sons dans les plans des femmes sont brouillées. Les chuchotements, et les rires étouffés parasitent la banalité de leurs commentaires. Comparée à la cacophonie féminine, la récitation masculine est harmonieuse et régentée. Les voix des hommes ne se mêlent pas et, quand elles le sont, elles forment une seule voix qui répète respectueusement le texte d’une chanson.

Procédé descriptif réduisant “ le réel ” à une garantie et plaçant le spectateur comme une tierce partie, la séquence de la fête de circoncision dans Halfaouine met bien en scène une division sexuelle qui sera reprise tout au long du film. Dans cette séquence, une série de plans alternés nous montre les hommes qui dansent et les femmes assises. Nous apercevons dans l’un des plans des hommes les traces des barreaux d’une fenêtre (photo n° 9) qui indiquent que cette scène est prise à partir d’un point de vue féminin : les femmes observent les hommes en cachette. Un autre plan de cette séquence transforme le savoir-dire en un jeu qui a pour acteurs et spectateurs tous les groupes sociaux du quartier. Il s’agit d’une joute oratoire entre Latifa et Salih. Dans une séquence précédente, ce dernier lui avait envoyé avec Noura une missive amoureuse. Elle a répondu par un refus : ‘“ Dis à ce fou - tu seras mon amant quand les poules auront des dents ’”. Dans la séquence de la fête, l’échange de paroles chantées entre eux est aussi bien le développement ludique d’un argument contre un autre que d’une mise en scène de forces sexuelles opposées.

  • Salih chante : Quand j’ai aimé on m’a ri au nez. Pour avoir été parjure, je subis à présent la torture. Me voilà dans la détresse recevant la monnaie de ma pièce. Où est-il ce grand amour dont je rêve jour et nuit? 
  • Latifa lui répond en chantant (tous les hommes se retournent vers la pièce occupée par des femmes) : Non, non je ne t’aime pas. Non tu ne fais pas le poids. Même si mon coeur voulait s’adoucir, je l’empêcherai de faiblir (youyous et rires des femmes).

Le chant transperce donc les espaces visuellement interdits, d’où la primauté du son sur la vue. ‘“ C’est que la frontière des sexes, écrit A. Bouhdiba, peut être franchie même si la frontière visuelle est limitée et réglée par l’audition de la parole, du chant ou même par un simple bruit des hanches. D’où cet amour à distance fondé presque exclusivement sur l’ouïe ou l’ouïe-dire et qui se nourrit des fantasmes de l’imaginaire [...]. Il arrive à l’oreille d’aimer à la folie avant l’oeil’ ‘ 253 ’ ‘ ”’. Suite à cet échange de chants, Latifa change d’opinion à propos de Salih : elle accepte de le rencontrer, et s’offre à lui dans l’intimité de la petite chambre qu’il habite sur les toits. Ce dernier ne s’adresse jamais directement à Latifa (excepté une seule séquence), mais passe par Noura qui joue le rôle d’un “ agent doué d’initiative 254  ” car il met en contact les deux personnages. Le triangle est la figure qui représente le mieux le rapport “ dialogique ” de ces derniers, et le champ contrechamp, la forme de leurs échanges. Noura prend le temps d’échanger avec Latifa des regards complices, il est généralement surpris par la voix off de son père qui surgit dans le champ et qui l’en expulse promptement. Par rapport au personnage principal, Noura, Latifa est le pendant féminin de Salih, elle est son double. Ce sont les seuls personnages auxquels Noura confie ses états d’âme. Leur couple sert de transit aux mouvements de la dynamique des rapports femme-homme. Vers la fin du film, ils deviennent des amants et envisagent de se marier.

La description donne un poids particulier à l’ensemble des connotations qui entourent le personnage de Latifa. Elle est l’étrangère, le véhicule du trouble porté par son propre nom : Latifa signifie douceur et finesse, ‘“ que Dieu nous protège de sa douceur, de sa beauté et de sa fitna! ”’ s’exclame le boucher du quartier. Ses origines, ses attributs vestimentaires, son statut de femme divorcée, ses attitudes l’éloignent de la société d’accueil. Ph. Hamon note que “ lieu d’un effet de personne ”, le personnage est, par excellence comme un “ être social ” en relation avec autrui, le lieu du texte où se produit un “ effet de morale ”, un “ effet éthique 255  ”. Sur l’axe vestimentaire par exemple, Latifa est la seule femme qui ne porte pas totalement le “ safsari ” (voile traditionnel). Elle circule librement dans la rue, à “ moitié nue ”avec le safsari enroulé négligemment autour de sa taille. Elle est la seule qui ait des robes saillantes et sans manches, dans des couleurs éclatantes. Elle prévarique ainsi au code vestimentaire de cette ‘“ société dans laquelle le vêtement, instrument de pudeur, doit dissimuler le corps et, en même temps, refléter la dichotomie sexuelle du monde’ ‘ 256 ’ ‘ ”’. Les caractères ataviques, la prédisposent au “ délit ” et la fixent dans le stéréotype divorcée = traînée. La tension suscitée chez Si Azzouz par sa présence, ‘“ Pas de ça chez moi! ça va jaser dans le quartier! Une divorcée! Et sans le sous en plus! ”’, est révélatrice de la peur de la profanation du seuil de la maison par l’autre, l’étrangère divorcée. Néanmoins, le père de Noura ne se gêne guère pour séduire, agressivement, Latifa. Dans l’imaginaire masculin, une divorcée est accessible contrairement à la vierge car ‘“ qui touche une vierge est foudroyé ”’. La’ Jamila recourt à un stratagème pour amadouer son époux. Elle lui lave les pieds et le supplie de garder Latifa à la maison.

Deux scènes dans deux films, Les Silences du palais et Halfaouine,filmées en gros plan, représentent les mains des femmes lavant les pieds des hommes. Leur replacement dans le contexte montre que ces scènes dépassent leur simple fonction ou utilité : ces plans ne visent pas à montrer des scènes banales (laver les pieds), ils insistent plus sur la symbolique de ces scènes : la soumission des femmes aux hommes. Les plans suivants les gros plans des mains montrent ces femmes agenouillées devant ces hommes. Ces scènes sont d’ailleurs des moments de tension : dans Halfaouine,La’ Jamila supplie Si Azzouz, son mari, de ne pas renvoyer sa cousine Latifa de la maison car ce dernier juge qu’une femme divorcée entacherait sa réputation. Dans Les Silences du palais, Khadija supplie Sid’Ali de ne pas mêler sa fille aux soirées nocturnes d’“ en haut ”. Dans les deux séquences, c’est la parole de l’homme qui l’emporte.

Le stéréotype amalgame des systèmes d’évaluations antithétiques et joue sur l’ambiguïté des fonctions conférées aux objets. Son efficacité idéologique se loge dans sa capacité d’adaptation. L’image de la mère, La’ Jamila, s’oppose à celle de la séductrice, sa cousine Latifa. Celle-ci est en plus ‘‘dangereuse’’. Le stéréotype de “ la femme serpent ” opère à la fois sur la puissance de la beauté tentatrice, comme polarisation de l’incontrôlable. Un plan en contre-plongée nous montre Si Azzouz qui arrive dans la cour de la maison et s’arrête brusquement à la vue, de dos, de Latifa habillée en une moulante robe rouge. Il se jette sur elle et l’enlace. Celle-ci le repousse : ‘“ Si Azzouz tu te trompes de chemin. Le patio c’est de l’autre côté. Tu as compris? ”’. Elle n’ose pas le remettre ouvertement à sa place. La crise est évitée et le geste déplacé de Si Azzouz est passé sous silence. Le code de la religion opère à nouveau : en tant que femme, Latifa a parfaitement intériorisé le stéréotype de la femme séductrice responsable des égarements masculins. Dans l’Islam, la sexualité féminine est la plus sanctionnée car elle est considérée comme puissante et active face à la faiblesse masculine. En effet, l’homme, à l’instar de Si Azzouz, est considéré sans défense devant le corps féminin, surtout si ce dernier “ s’exhibe ” comme celui de Latifa.

Latifa partage avec Salih l’expérience de la vie. Plus que toute autre expérience, sa connaissance des hommes est l’origine la plus sûre de son savoir-dire. Etant la seule femme à outrepasser la frontière des sexes, elle peut évaluer les hommes. Ce faisant, et dans la mesure où elle est leur pendant positif, elle permet d’amoindrir leur description visuelle et sonore négative. Une séquence montre une bagarre entre les hommes du quartier. “ Leur blanchissement ” passe par le personnage de Latifa qui met brusquement fin au conflit par son rire cristallin dont le son mélodieux, sur un fond musical joyeux, s’oppose à la cacophonie des hommes.

La séquence de la fête de circoncision dans Halfaouine présente en blocs distincts et hiérarchisés les mondes féminin et masculin. Elle décompose chacun d’eux et en offre une vision détaillée aux subtils rebondissements. Les différences des deux groupes de scènes (au sens large) doivent moins à la spécificité figurative des plans qu’à l’emprise de la parole dotée de mouvements contradictoires et traversée de signes multiples. Les rapports dialogiques et la forme de l’échange sont triangulaires chez les hommes et dyadiques chez les femmes, et les thèmes recoupent une division fréquente dans les films tunisiens, c’est-à-dire les questions matrimoniales pour les femmes et la politiques pour les hommes.

Notes
249.

Le Si qui précède le nom de certains personnages est une marque de respect et signifie Monsieur.

250.

J.-C. Coquet, Le Discours et son sujet, Paris, Klincksieck, 1984, p. 92.

251.

C. Lacoste-Dujardin, op. cit., p. 94.

252.

J.-C. Coquet, op. cit., p. 28.

253.

A. Bouhdiba, La Sexualité en Islam, Paris, Quadrige/PUF, 1982, p. 53-54.

254.

C. Brémond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 55.

255.

Ph. Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, coll. “ Ecritures ”, 1984, p. 185.

256.

A. Bouhdiba, op. cit., pp. 49-50.