II. Le“ sérieux ” de la parole masculine et le “ banal ” de la parole féminine

Dans Halfaouine,la parole divise les deux groupes selon l’axe ordre/désordre, et partant de celui-ci, selon l’axe sérieux/futile. Elle inclut le discours du texte filmique dans une dimension sociale et mythique dans laquelle les femmes sont considérées comme les génératrices du désordre et du futile. Dans une autre séquence, celle chez le coiffeur Abdelwahab, la forme triadique de la parole masculine est modulée par l’affrontement de savoirs divergents et variés. Lors d’une manifestation anti-gouvernementale dans le quartier, des policiers rouent de coups et embarquent certains manifestants. Un plan d’ensemble montre un groupe de personnages masculins chez le coiffeur qui commentent l’événement :

  • Abdelwahab (le coiffeur) : Après ils viendront pleurnicher et demander pardon.
  • Client n°1 : Voyons Abdelwahab. On dit qu’il y a même eu des morts.
  • Client n°2 : Moi je n’ai confiance qu’en la Presse. Or tous les journaux disent que le calme règne dans le pays.
  • Abdelwahab : Un ou deux morts, c’est rien. Vous oubliez les victimes du diabète? Il y a une et mille façons de mourir. [...]

Le coiffeur est au centre d’un système paradoxal et au carrefour de détermination contradictoires. Personnage ambigu, il repousse par demi-teinte les critiques politiques des citoyens, mais il ridiculise un policier , ‘‘Si Hamadi le con’’ :

  • Abdelwahab : Je tiens à vous parler de cet honorable citoyen dénommé Hamadi “ Le Con ”. Dieu dans son programme avait prévu d’en faire un rat, mais les anges ayant intercédé voyez le triste résultat.
  • Le policier : Je m’appelle Hamadi “ Le Bon ”. Respecte au moins mon uniforme S’il te plaît! ”

Le coiffeur se trouve, pour ainsi dire, exclu des rapports femme-homme. Seule la politique l’intéresse. Mais là, le système qui le sous-tend est duplice et rend difficile son “ quadrillage ”. Son ambiguïté s’accentue lorsqu’il est en même temps avec les miliciens et les citoyens. Il s’adresse sur un ton ironique à Colombo, le chef des miliciens, haï par les citoyens de Halfaouine : ‘“ Quel bon vent t’amène? Tu veux un rasage gratis? Qu’ y a-t-il? Un méchant complot contre votre régime? ”’. Dans le plan suivant, le ton de sa voix change et devient mielleux : ‘“ Passe le bonjour à ton patron et dis-lui que tous les coiffeurs partagent son combat. Nous sommes prêts à tondre tout citoyen qui relève la tête ”’. Une faille se loge dans le discours du coiffeur. Ses répliques contradictoires ébranlent son discours. Mais ce procès est une des caractéristiques du “ genre dialogique ” dont ‘“ le côté réciproque, antagoniste, ou simplement alternatif et réversible [est] un élément privilégié d’introduction dans la fiction de plusieurs opinions ou “ points de vue ” contradictoires, donc d’une ‘polyphonie’ axiologique bien apte à désorienter le système de valeurs de l’oeuvre’ ‘ 257 ’ ‘ ”’. Les miliciens sont iconiquement et dialogiquement des paliers transitaires, des points d’appui au discours du coiffeur. Les ambiguïtés qui le traversent ont un effet direct sur le discours du texte filmique. “ Le système des valeurs de l’oeuvre ” se trouve ainsi débordé et réorienté par les diffractions locales contenues dans les échanges dialogiques et le montage visuel.

Notre interprétation pose ici le problème de savoir si cette distinction est intrinsèque au texte ou si elle se situe à la limite du texte et d’une codification sociale. Quels sont les présupposés qui fondent une telle analyse? Comparé au texte filmique, le texte écrit offre une meilleure prise à l’interprétation. En effet, l’insertion d’adjectifs, de formes adverbiales, et l’intégration d’un narrateur commentateur, quelles que soient ses formes et ses modalités d’émergence, permettent d’isoler les niveaux de langage et de “ pointer ” le ou les personnages qui les sous-tendent. Le syncrétisme des matières filmiques n’offre pas autant de précisions pour le repérage des différents types de narrateurs et l’établissement des systèmes de différences et de complémentarités. Le problème devient plus complexe lorsque la narration repose sur les personnages et que la présence du narrateur est “ neutre ” ou ne fait que “ suivre ” les dialogues des protagonistes. Dans ce cas, supposer que le discours des personnages comporte une ambiguïté préalable avant toute appréciation des places occupées par les personnages diégétiques, revient à reconnaître le procès de la codification sociale de la langue et du savoir spectatoriel qui en est le filtre. Le spectateur tunisien sait que la cause du langage métaphorique des femmes et des hommes est le contenu de leurs interprétations et non la langue elle-même.

L’efficacité du regard neutre du narrateur consiste à situer le spectateur dans une position de témoin et de juge. Sans perdre sa fonction de témoin, le spectateur est relayé par un témoin interne au texte, Salih en l’occurrence. Ce dernier est embarqué par les miliciens à la fin du film car il a effacé un slogan pro-gouvernemental écrit sur un mur du quartier : “ Une seule pensée pour tous, celle du “ Père de la Nation 258  ”, et l’a remplacé par : “ Notre pensée à tous : plus de Père de la Nation ”. Parce que son départ clôture le discours politique du film, il rend sa parole irrévocable et irréversible, comme si désormais tout avait été dit. Deux savoirs s’affrontent : celui de Salih et celui des miliciens. L’hypocrisie des miliciens est déplacée pour mieux montrer le savoir de Salih. Son savoir-dire se fonde sur la légitimité de sa parole. Son expérience de la vie et son savoir sont immenses et il est le seul parmi les hommes à pouvoir tempérer la parole de “ l’indic ” des miliciens, à la rendre moins intempestive. Sa vraisemblance puise dans le “ réel ”, comme le montre la profusion des proverbes populaires qui annotent ses actes et les événements de sa vie. Personnage collectif, Salih sert de biais à la critique du discours politique. La cible de la critique n’est pas directement le gouvernement mais les citoyens du quartier qui deviennent “ indicateurs ” de la police et sèment ainsi la terreur parmi la population de Halfaouine. “ L’éclaircissement ” de Salih au boucher qui proteste contre son arrestation s’adresse au fait plus aux citoyens qu’aux miliciens : “ Laisse tomber sinon ils fermeront ta boutique ”. L’argumentation filmique fait alors l’économie de l’impuissance du peuple et vise directement les personnages connotés négativement.

L’exacerbation des contradictions tend à évacuer le ou les termes “ en trop ”, à réduire la “ polyphonie axiologique 259  ” propre à tout acte dialogique. Le montage et la répartition des personnages dans l’espace répondent à la division contenue dans les dialogues : d’un côté il y a le chef des miliciens et de l’autre côté se tient Salih tenu par deux miliciens (photo n° 11). Il se confond avec les habitants du quartier (cf. les plans distincts qui regroupent les uns et les autres). Ces répartitions spatiales figurent la proximité et la distance politique des deux principaux groupes de cette séquence.

A l’instar du coiffeur Abdelwahab, Cheikh Mokthar le guérisseur-magicien est un autre personnage ambigu. En marge de la religion officielle, ses pratiques sont l’objet d’une parodie tranchante à effet ironique. En effet, ‘“ les pratiques sacrificielles et de magie sont discrédité par l’islam officiel’ ‘ 260 ’ ‘ ”’. Sa barbe noire, son sévère regard noir et sa gandoura noire lui valent le surnom de “ croque-mort ”. L’accumulation des objets et des signes, leur surabondance le figent dans le cliché et le fixent dans le stéréotype : ses aiguilles dorées, ses encres, ses ambres, ses incantations, ses formules d’exorcisme, ses bouts de papier qu’il distribue aux femmes, en l’occurrence Salouha, pour chasser les “ mauvais génies ” et enfin sa cupidité (cf. séquence où il soustrait au nom de “ Dieu le miséricordieux ” de l’argent à Si Azzouz ou la séquence où il déplace une dalle dans la maison de Noura à la recherche d’un trésor enfoui dans le sol). L’hypertrophie des traits transforment les pratiques magiques en stéréotype. L’excès, la surqualification de Cheikh Mokhtar, défie l’enseignement du Coran et la parole de Dieu. Mais le savoir de Salih est là pour contrer cette offensive incantatoire.

La parole de la loi et les paroles religieuse et politique, sont toutes des paroles d’hommes. La première est enracinée et séculaire. Cheick Mokthar (Halfaouine) en est le principal porteur. Il trouve réponse à tout. Il est le porte-parole de la loi religieuse, une loi dont le principe ne faillit pas, seuls les hommes succombent. Sa parole est inflexible et stigmatisante : ‘“ Ivrogne! C’est à toi de te repentir mécréant! ”’, dit-il à Salih qui tente de protéger Noura du pouvoir du Cheick. La parole de la loi se sert de la parole religieuse pour s’imposer. Sa parole est une injonction, une tentative de restitution de l’ordre troublé et dévié. Sa fonctionnalité est entièrement tournée vers le social. Quant à “ l’indic ” des miliciens, il se sert de la parole de la loi politique pour terroriser les habitants et s’ériger en caïd dans le quartier. Suite à un conflit avec Ali “ le Costaud ” qui l’a ridiculisé devant une foule, “ l’indic ” le dénonce comme un “ agent de subversion politique ” à la police qui ordonne la fermeture de sa boutique. Pour avoir osé ridiculiser “ l’indic ” et s’opposer à la terreur qu’il installe dans le quartier, Salih subit, à la fin du film, le même sort que Ali le Costaud. Il est emmené en prison et sa boutique est scellée à cause de la parole “ l’indic ”.

Alors que les hommes se consacrent à parler de politique ou de religion, les femmes se perdent dans des plaisanteries sexuelles. La scène féminine qui rassemble les femmes un jour avant la fête de la circoncision oppose au “ sérieux ” de la parole des hommes la “ futilité ” de la parole des femmes. Les jeunes femmes discutent en buvant le café. Contrairement aux discussions “ graves ” des hommes (cf. séquence chez le coiffeur), les discussions féminines sont enjouées et frivoles, ponctuées de rires (photo n° 12) :

  • Latifa : Zakia qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as l’air déchaînée! Ton mari te délaisse? Sa boutique l’occupe trop? (rires)
  • Une autre femme : Zakia la femme du légumier manquerait-elle de concombres? (éclats de rires). Avis aux hommes dévoués! 
  • Zakia [se lève et commence une danse suggestive en chantant une chanson grivoise] : Le soir de mon mariage pour être restée bien sage, mon mari est venu dans mon lit, ô ma cousine, et m’a offert une belle aubergine. 
  • Les autres femmes en choeur : Zakia la reine du verger aime les fruits en grand nombre mais elle préfère les concombres. Zakia est généreuse et aime partager, elle propose à qui veut prendre des morceaux de chair bien tendres ”

La voix off de Si Azzouz appelant sa femme pour annoncer son arrivée arrête les femmes dans leur élan. Elles se taisent brusquement et Zakia se dépêche de s’asseoir. Un gros plan sur le café qui déborde symbolise les débordements féminins (photo n° 13). Un plan rapproché sur le couffin amené par Si Azzouz relance les rires hilares des femmes : il contient des légumes de forme oblongue : aubergines, concombres et carottes (photo n° 14). L’allusion sexuelle est implicite. Pour mieux comprendre ce discours, on verra comment la métaphore sexuelle renvoie au blocage et au désir de la femme. La femme est paralysée, elle ne peut rien faire, elle ne peut que dire, grâce au discours métaphorique. G. Deleuze note que ‘“ les métaphores sont des esquives sensi-motrices qui nous inspirent quelque chose à dire quand on ne sait plus que faire’ ‘ 261 ’ ‘ ”’.

La parole des femmes est souvent refoulée dans la dérision. En effet, dans la tradition arabe et musulmane, quand une femme parle, c’est sans importance, “ Klam n’sa ” (parole de femmes) comme dit Majid dans Tunisiennes. La parole féminine est associée à la futilité, vanité, nullité. En présence des hommes, les femmes n’ont accès à la parole que dans des circonstances bien déterminées, où leur voix est sévèrement codifiées. Cette interdiction de la parole sérieuse, plus l’accès à l’école bien après les hommes, explique peut-être pourquoi les femmes n’ont produit qu’assez tardivement et très timidement des textes de réflexion, des films, etc. En sortant des domaines permis pour aborder des sujets réservés, sinon interdits, les femmes sortent du silence et de l’ombre.

Le banal de la parole féminine se manifeste aussi dans le personnage de la femme folle ou de la femme hystérique, représenté par Salouha (Halfaouine). Celle-ci est montrée au spectateur à plusieurs reprises en pleine crise d’hystérie en train de hurler et d’injurier. Dans une séquence, une séance d’exorcisme, elle se débat furieusement contre Si Azzouz et Cheick Mokhtar qui la tiennent fermement et essaient en vain de la calmer. Salouha hurle sa frustration et sa solitude car elle n’est toujours pas mariée. Elle crie : ‘“ les Esprits ont ravi mon fiancé! Ils l’ont enfermé dans un puits ”’. Dans la culture du Maghreb, le fou est privilégié parce qu’il détient la sagesse alors que la folie des femmes est clinique. La voix féminine acquiert alors un pouvoir libérateur car l’hystérie de certaines femmes est en réalité une échappatoire cathartique qui les aide à se libérer de l’oppression en laissant éclater en public, notamment en présence des hommes, leur colère ou leur violence.

Dans L’Homme de cendres, la parole féminine quotidienne est banale. Celle de la tante de Hachemi est accusatrice, médisante et censurante. Elle est la première qui accuse Hachemi de manque de virilité : ‘“ Hachemi a la peau blanche il aurait dû être une fille ”’, ‘“ Souris un peu pour dérider ton visage. La mariée te fait peur à ce point? Dès la première nuit tu la mets dessous et c’est fini ”’, ‘“ je crois que Hachemi a une autre femme ”’. La parole de Néfissa, la mère de Hachemi est incantatoire et répétitive. Néfissa n’est laudative que pour son fils et exclusivement dans les situations où il est mis à mal par d’autres personnages, essentiellement la tante et le père. Lorsque ce dernier flagelle Hachemi à coups de ceinture, elle récupère la violence du père et la banalise en disant : ‘“ Oh! Ce n’est rien! Tu n’aurais pas dû crier devant ton père ”’.

Notes
257.

Ph. Hamon, op. cit., p. 143.

258.

Bourguiba était surnommé “ Le Père de la Nation ”.

259.

Ph.Hamon, op. cit., p. 143.

260.

F. Oussedik, Culture et fécondité, thèse de Magister, Département de sociologie, Université Paris X, 1985, p. 164.

261.

G. Deleuze, L’Image temps, t. 2, Paris, Minuit, 1983, p. 32, je souligne.