III. Accusations et inquisitions : la parole néfaste

Le texte de L’Homme de cendres n’enferme pas l’accusation dans la parole féminine, il l’embraye sur de nouvelles données en projettant le cas Farfat/Ameur sur la place publique, chez les hommes. Sur l’un des murs de la Médina, il a été écrit : ‘“ Farfat n’est pas un homme ”’. Cet incident sera à l’origine du renvoi de Farfat du domicile familial :

Quand le père accuse, on ne sait ni où il se trouve par rapport à Farfat, ni ce qu’il regarde. Mais cela ne bloque ni la progression du récit, ni sa compréhension, car le spectateur se charge se suturer les séquences et de leur donner une suite logique et chronologique. Le plan suivant nous montre Hachemi parmi la foule qui assiste au spectacle donné par le père de Farfat. La caméra se focalise sur lui, en gros plan. Un flash-back défile sur la musique diégétique, air de violon accompagné d’un son des battements. Il s’agit du viol de Farfat, petit, par Ameur. Le thème du viol ponctue tout le récit filmique. Ce viol est à l’origine des rumeurs et des accusations concernant la “ non-virilité ” de Farfat. Résurgence de la problématique de l’honneur : l’image du père est atteinte à travers la mise en cause de la virilité de son fils aîné. La valeur de Farfat, représentant premier et ultime du père, s’expose davantage que celle de son petit frère Anis au monde du dehors. Sa renommée dépend de la parole qui la fait et la défait. Comme l’écrit J.-C. Carron, ‘“ Le renom [est] l’écho du nom, résonance dans l’oreille du public, de la voix qui le profère. L’honneur dépend de cette réputation que toute voix, toute parole est capable de faire, dire, ou de défaire, dé-dire ; l’honneur, c’est ce qu’illustre, orne le nom’ ‘ 262 ’ ‘ ”’. La parole accusatrice transfère l’accusation de Farfat vers la famille et ébranle le statut du père devant les hommes.

La même accusation de “ non-virilité ” est à l’origine du drame qui a lieu à la fin du film. Pour enterrer la vie de garçon de Hachemi, les quatre copains, Hachemi, Farfat, Touil et Azaïz se rendent dans une maison close tenue par une ancienne prostituée, la vieille Sejra. Un plan rapproché nous montre Farfat et Hasna, l’une des prostituées, nus, copulant dans une chambre. Un autre plan nous montre Azaïz les regardant par la fenêtre. Celui-ci est furieux car il voulait “ consommer ” Hasna le premier. Il veut pénétrer dans la chambre et interrompre leur accouplement. Néanmoins, Touil l’en empêche en lui barrant le chemin et en le tenant fermement :

Suite à la parole accusatrice d’Azaïz, Farfat quitte la maison de Sejra pour aller tuer Ameur. Le narrateur force l’événement en montrant ce que les autres personnages masculins n’ont pas vu (les séquences du viol de Hachemi et Farfat enfants). La parole est le principal attribut des personnages accusateurs ; leur voir et leur savoir sont non-situés. Ces personnages accusateurs ne sont jamais montrés en situation d’écoute et de voir. La confrontation et l’écart des savoirs des personnages accusateurs et du narrateur, le partage de ces savoirs avec deux personnages, Hachemi et Farfat, les affrontements et les oppositions entre les personnages sont les grandes lignes d’approche de la procédure de ce récit filmique. L’accusation par un tiers extérieur au noyau Hachemi/Farfat constitue la publication (rendre public) d’un acte jugé contraire aux règles prescrites. D’une part, l’instance narratrice confirme l’accusation masculine par le biais du montage (insertion des flash-backs de viol dans la diégèse) ; d’autre part elle la défait : en fait comment pourrait-on reprocher à Farfat d’avoir été la victime d’un viol quand il était enfant? Malheureusement, ce dernier a repris à son propre compte la souillure qui lui a été infligée dans son enfance.

Sa tenue vestimentaire qui rappelle celle du “ Kid ” de Charlie Chaplin, son corps frêle, sa fragilité maladive font de Farfat un personnage anti-viril qui évolue dans un monde masculin qui le confronte dans sa virilité. En tuant Ameur, il passe finalement à l’acte et se conforme à la loi des hommes. Il parvient à trouver une place dans leur monde grâce à la violence comme imposition de l’autorité. Hachemi décrit ainsi l’acte de Farfat : ‘“ c’est lui qui a raison. Moi je n’ai jamais rien fait jusqu’au bout ”’. Son acte n’est nullement sanctionné par la loi puisqu’il parvient à échapper aux agents de la police qui le poursuivent. La parole de l’honneur prévaut sur la parole de la loi. Dans la dernière séquence du film, Farfat libéré du poids des accusations, saute joyeusement sur les terrasses de la médina. Le générique de la fin défile sur l’image de Anis, son petit frère, effaçant l’inscription accusatrice du mur : l’honneur de Farfat est rétabli.

La circulation de la parole dans la famille de Hachemi bannit la réciprocité. Dans tous les cas, elle est à sens unique, qu’elle ait une portée ou pas. Elle est soit une parole qui se perd, comme le sont les évocations et les incantations de Néfissa, la mère, qui désire que son fils se marie, soit une parole incertaine et très laconique, comme celle de Hachemi, soit une parole performante et sans appel comme celle du père de Hachemi : ‘“ Le mariage c’est mardi. On a décidé ainsi entre hommes. ”’ L’institution familiale et son système hiérarchique légitiment cette dernière. La parole laconique de Hachemi ne veut rien dire, ne peut rien dire, écrasée qu’elle est par le poids de la hiérarchie familiale. Elle s’oppose à la parole prolifique et parfois délirante de Farfat. Ph. Hamon 263 a montré que le rapport du personnage au langage est un des principaux traits d’identification. La parole boulimique de Farfat compense les autres manques dont il souffre. Tout est en effet dans l’ajustement, car l’excès de la parole, surtout métaphorique, est fatal. La parole de Farfat est désavouée, non reconnue (trop reconnue peut-être), parcequ’elle est subversive et provocante. Dans une séquence, Farfat provoque Hachemi :

La limite proclamée par la parole se prolonge dans les gestes gênés et pudiques des deux personnages amis qui évitent de se regarder. Ce film se développe autour d’un secret cruel, qui n’est d’ailleurs qu’un secret de Polichinelle, parce que tout le monde sait et en même temps refuse de savoir. Si Hachemi ne peut pas communiquer, c’est parce qu’il a été d’une part traumatisé au point d’en devenir renfermé et taciturne ; et d’autre part parce que les autres lui opposent un refus ou un rejet. Il a tenté de parler de son lourd “ secret ” à Mr. Lévy mais ce dernier s’est opiniâtrement refusé à entendre la moindre critique concernant Ameur : ‘“ C’est un homme bon. Il a fait beaucoup pour toi ”’. Et quand finalement Hachemi se jette à l’eau et commence à raconter l’incident au vieux juif, il réalise que celui-ci s’est endormi. Il s’agit d’un monde où personne ne veut entendre parler de différence individuelle, parce que ce serait aussi inutile qu’inconvenant. Ce refus est la seule solution que la société connaisse pour traiter des différences internes, et elle a évidemment pour effet de renvoyer les êtres problématiques à leur solitude, irrémédiablement.

La virilité constitue un enjeu dans le monde des hommes. Comme si parler du viol réveillait une peur qui ne se dit pas, comme si la socialité du groupe et sa cohésion interdisaient de penser l’abus sexuel et l’homosexualité. L’évaluation finale que Farfat fait de lui-même est très significative : ‘“ Tu veux savoir? C’est moi l’auteur de ce qui est écrit sur les murs. Mets-moi en pièces. Qui est la honte des amis? C’est Farfat. La cause du mal? C’est Farfat. Qui fout la merde? C’est Farfat. L’insolent qui dévergonde les gosses? Farfat. Toujours Farfat! (Il pleure et crie) Pauvre Fafat, ils t’ont eu, tu as été naïf. Tu es fini Farfat. Ils t’ont enterré vivant. Je n’ai pas de père! ”’ Les convictions négatives profondes que Farfat tient à propos de lui-même proviendraient du viol dont il a été la victime dans son enfance. En effet, ‘“ l’enfant violé grandit avec le sentiment d’être une non-valeur, une nullité et il continue à se dévaster lui-même’ ‘ 264 ’ ‘ ”’. Contrairement à Farfat qui exprime son malaise et répand sa parole un peu partout, Hachemi la retient. La rétention de la parole indique l’importance du regard chez lui. Il apparaît initialement comme un personnage regardant.

Dans les films du corpus, la parole néfaste est exprimée de deux manières : elle est soit accusatrice chez les hommes, soit inquisitoriale chez les femmes. Dans les films analysés, la parole féminine, outil d’une grande envergure, sert souvent à rendre publique la voix des femmes et à transmettre les traditions et la culture. Néanmoins, la voix féminine incitative à l’évasion, à la protection de l’identité menacée par la modernisation, peut être néfaste et avoir une connotation négative. La parole féminine néfaste est en général la voix de la femme qui a été conditionnée depuis sa tendre enfance à sa fonction de gardienne de l’honneur et de la tradition. On voit dans les films du corpus que l’enfermement des femmes est imposé par les hommes, mais exécuté par les femmes qui relaient et exercent à chaque instant la domination patriarcale sur les femmes (surtout les jeunes filles et les jeunes femmes). C’est la raison pour laquelle la figure de la femme-mère (cf. La’ Fatma dans Tunisiennes)est parfois associée à celle de l’homme-père car elles servent toutes les deux à opprimer le personnage féminin (Amina dans Tunisiennes). La parole féminine concourt à opprimer les femmes quand ces dernières s’en servent pour maintenir l’ordre établi à leur propre détriment.

La parole féminine est donc un glaive à deux tranchants : d’un côté elle permet de libérer les femmes, qui en s’exprimant oralement et publiquement dénoncent le silence ancestral dans lequel elles sont murées ; d’un autre côté elle sert à étouffer tout désir d’émancipation. Par ailleurs, la parole féminine concourt à opprimer les femmes quand ces dernières s’en servent pour maintenir l’ordre établi à leur propre détriment. Dans Les Silences du palais, Khadija et Khalti Hadda, la vieille servante, sont les gardiennes de l’ordre dans le palais, Khadija pour l’éducation de sa fille et Khalti Hadda pour gérer la vie domestique du palais. Quand Khadija, livide, vient lui annoncer que Si’Béchir “ désire ” que Alia lui rende visite dans sa chambre, la vieille servante lui répond gravement et froidement : ‘“ Tu n’as pas le choix. Tu ne peux pas le contrarier ”’. Selon Khalti Hadda, Khadija n’a pas d’autre choix que d’offrir sa fille comme objet de plaisir aux seigneurs du palais.

Khalti Hadda relaie la domination patriarcale dans la surveillances des servantes du palais. Celle-ci ne peuvent s’arrêter pour prendre une pause ou relâcher leur corps sans que ne survienne la parole inquisitoriale de Khalti Hadda pour les rappeler au travail et rétablir “ l’ordre ”. Ce réglage donne sens à la présence permanente de Khalti Hadda, représentante privilégiée de la Loi. Les déplacements et les relations des personnages définissent un ordre du monde. Dans ce film, les femmes sont en général occupées, excepté les femmes “ d’en haut ” qui sont oisives. La pause, le relâchement de leur corps ne sont-ils pas les signes du désordre qu’il faut à tout prix bloquer et juguler? Une seule servante, Chema, ose finalement prendre la parole pour critiquer l’attitude conservatrice de Khalti Hadda : ‘“ La vieille m’énerve. On ne va pas être esclaves toute notre vie. [...] Elle nous croit aveugles? J’en ai marre j’étouffe, je veux mon indépendance ”’. Les autres servantes du palais n’osent guère prendre la parole pour exprimer leur souffrance. Néanmoins à leur parole défaillante se substitue un autre moyen de communication : le regard. En effet, l’absence et la rétention de la parole peuvent indiquer l’importance du regard.

Notes
262.

J.-C. Carron, “ Les noms de l’honneur féminin à la Renaissance. Le nom tu et le non-dit ”, Poétique, Paris, Seuil, n° 67, septembre 1986, p. 274.

263.

Ph. Hamon, op. cit., p. 125.

264.

Ch. Beerlandt, La Clef vers l’Autolibération, Ostende-Petiet, Tiel, Editions Altina, 1998, p. 626.